mardi 23 juillet 2019 par Diasporas-News

Invité spécial de la 20e réunion de Sénats européens qui s'est déroulé du 13 au 15 juin à Paris, Me Jeannot Ahoussou Kouadio, le président du Sénat ivoirien fait le bilan de sa mission parisienne. Il fait aussi une projection sur le rôle que le jeune Sénat de son pays devra jouer à l'avenir.

Diasporas-News : M. Le Président, vous étiez récemment à Paris, l'invité spécial du président Gérard Larcher, à la 20e réunion des Sénats européens. Que peut-on retenir de votre déplacement parisien ?

Jeannot Ahoussou Kouadio : Je voudrais de prime abord remercier le président du Sénat français Gérard Larcher pour son invitation. J'ai eu l'honneur dès le 13 juin de le rencontrer pour un petit déjeuner, et nous étions la seule délégation à avoir reçu cet honneur. A cette occasion, nous avons évoqué la coopération entre la Côte d'Ivoire et le France, dans tous les domaines. Pour cette 20e réunion des Sénats européens, l'Afrique était invitée, en bonne et due place. Nous étions environ 7 pays africains à participer aux travaux dont le thème était : les migrations. Depuis la nuit des temps, les populations se sont toujours déplacées. C'est un mouvement universel des peuples. Mais aujourd'hui, c'est la dimension économique et sociologique qui semble inquiéter Européens. Les économies européennes étant en difficulté, le grand afflux des Africains du sud du Sahara vers l'Europe inquiète. Cela constitue une menace sécuritaire mais pourrait devenir un enrichissement réel si les choses étaient bien faites. Les Africains qui s'intègrent bien dans la société européenne apportent une vraie valeur ajoutée à la transformation de l'Europe et de leurs pays respectifs. Il ne faut donc pas tout voir en négatif. Mais il faut pouvoir organiser cette migration afin qu'elle ne soit pas maffieuse, comme cette traversée du désert où il y a des morts, où il y a l'esclavage sexuel pour les jeunes femmes, cette traversée de la Méditerranée où il y aussi des morts. C'est cela que nous dénonçons.

L'immigration peut être positive. Un pays comme l'Allemagne, a ouvert ses portes bien avant les indépendances aux Turcs pour qu'ils se forment et retournent développer leur pays. Non seulement ils contribuent à la construction de la Turquie, ils exportent désormais leur savoir-faire dans d'autres pays. De même que les premiers Chinois aux États-Unis ont permis à la Chine de prendre son envol. Nous souhaitons donc que nos frères qui vont en Europe se bonifient en étudiant et en ramenant les acquis positifs en Afrique pour développer leurs pays. L'image écornée des migrants doit devenir positive. Ils doivent sortir des chemins tortueux du vice et être bénéfiques à leurs nations. Ce sommet a donc été l'occasion d'échanger sur ces bonnes pratiques avec les différents Sénats. Je pense que le jeune Sénat de Côte d'Ivoire pourra tirer profit de cette expérience et prendre toute sa place dans le dialogue interparlementaire.

D-N : Vous l'avez dit ; vous êtes à la tête d'un jeune Sénat en Côte d'Ivoire. Comment se porte-t-il ?

J.A.K : Il se porte très bien, il grandit bien sur des piliers solides. Il va prendre sa vitesse de croisière. Nous avons pris du temps à encadrer et former le personnel, lui donner la vision de construction d'une institution forte et les résultats sont probants.

D-N : Avec 10.000 migrants clandestins, la Côte d'Ivoire se classe au 3e rang des pays dont les ressortissants prennent malheureusement la mer en espérant des lendemains meilleurs. Comment envisagez-vous de, sinon mettre fin à cette migration clandestine, du moins la réduire ?

J.A.K : Ces 10.000 migrants concernent ceux qui sont entrés par l'Italie et qui se réclament Ivoiriens. On n'en a pas la preuve. Vous savez, comme moi, que les faux documents de voyage pullulent partout. Pour endiguer ce fléau, il faut approfondir la décentralisation, rendre les régions attractives, créer les conditions optimales pour que ceux qui restent dans leurs régions aient un minimum de commodités : eau, électricité, école, centres de santé. Cela peut aider les populations à rester chez elles tout en appréciant leur cadre de vie. Nous devons aussi créer les conditions de création des richesses sur-place afin que les familles soient autonomes financièrement. Ce sont des choses concrètes qui éviteraient que les jeunes prennent cette voie de désespoir qu'est la Méditerranée.

D-N : Lors des échanges avec vos pairs, vous avez retenu des facteurs tels que la pauvreté, le chômage, le déficit démocratique pour expliquer la migration clandestine des jeunes. Que peut faire la Côte d'Ivoire, individuellement, puis collectivement au sein de la CEDEAO pour changer le cours des choses ?

J.A.K : Pour parler de la Côte d'Ivoire : Chaque élection présidentielle en Côte d'Ivoire, depuis le décès du président Houphouët-Boigny est une source d'inquiétude pour tout le monde. Le boycott actif en 1995, les élections calamiteuses en 2000 selon les mots du président Gbagbo, et la crise post-électorale de 2010. Ce n'est qu'en 2015 que des élections apaisées ont eu lieu. Cela est dû à la coalition, le RHDP qui est au pouvoir, même si elle s'effrite aujourd'hui. Voilà pourquoi, je voudrais profiter de la situation pour dire qu'on ne change pas d'attelage au milieu du gué. Tant que le second mandat du président Ouattara n'est pas achevé il n'y a pas à changer d'attelage. Nous devons la paix aux Ivoiriens et nous devons tout faire pour la maintenir. Donc il ne faut pas créer les conditions pour des élections compliquées, ce n'est pas très sage. Notre pays a des fondamentaux et des atouts. Que la classe politique trouve un minimum d'accord, une forme de ligne rouge que personne ne doit franchir. A partir de là, on pourra faire de la politique noble, rassurer nos concitoyens et éviter des crises qui poussent nos jeunes à partir.
En 2001 le président Pedro Pires du Cap-Vert a gagné les élections de 12 voix à cause de la diaspora disséminée en dehors du pays. Son adversaire a accepté sa défaite. Chez nous, même pour une municipale, s'il y a 12 voix d'écart, cela engendre des troubles. Nous devons comprendre que nous n'avons qu'un seul pays, la Côte d'Ivoire. Nous devons travailler pour notre jeunesse, la rassurer et lui donner confiance afin qu'elle reste au pays. Au niveau de la CEDEAO, nous avons des accords. Mais l'instabilité qui règne dans plusieurs pays ne facilite pas les choses. Cette instabilité fragilise la CEDEAO. Mais je pense que nous devons mener des actions inter communautaires, concertées, avec une mutualisation des forces pour être efficaces.

D-N : La Côte d'Ivoire est à 8% de croissance économique, pourtant elle n'arrive pas à retenir ses jeunes. Comment faire afin que cette croissance profite au plus grand nombre ?

J.A.K : Le président de la République a mis en place un programme social doté de 700 milliards de FCFA. Pour aider à régler les problèmes du quotidien et rendre les territoires attractifs. Nous avons connu une longue crise de 10 ans et de nombreux acquis se sont détériorés. Nous sommes en train de remonter la pente. Avec un peu de patience, et en nous appuyant sur les territoires, les choses vont s'améliorer. Mais je voudrais aussi inviter la jeunesse à un peu plus de civisme. Il ne sert à rien de casser une préfecture, brûler une mairie juste parce qu'on est en colère. Après on se plaint de ne pas avoir d'archives pour établir des documents fiables. C'est comme le serpent qui se mord la queue.

D-N : Comment comptez-vous contrôler les pécules donnés aux migrants qui reviennent au pays, un pécule qui existe depuis la mise en place FFUE-OIM? Ce pécule, à priori, leur est alloué pour créer une activité. Avez-vous les moyens de contrôler cela ?

J.A.K : Ces personnes qui reviennent sont généralement des majeurs. J'ai parlé de civisme tout à l'heure. En voici un cas typique. Quand vous récupérez votre pécule, c'est pour réaliser une activité qui vous rende autonome, pas pour faire la fête ou tenter de repartir encore en Europe par d'autres voies détournées. Le contrôle n'est pas facile à faire. C'est pourquoi nous en appelons à leur prise de conscience.

D-N : Vous avez été un grand dirigeant sportif en Côte d'Ivoire. Comment est-ce que le sport pourrait servir de levier pour garder les jeunes Ivoiriens chez eux, sachant que bon nombre d'entre eux migrent en espérant devenir des sportifs professionnels ?

J.A.K : Vous enfoncez une porte ouverte. Le sport est une des meilleures écoles de la vie. Les Grecs l'ont expérimenté. Je pense que nous devons revenir aux bases qui ont fait la force du sport ivoirien, notamment le sport scolaire et universitaire (OISSU). Le challenge, c'était les valeurs ; certes, il y avait le sport mais on inculquait d'autres grandes valeurs aux jeunes. Aujourd'hui, le dieu argent a pris le pas sur les valeurs. Le sport peut effectivement aider nos jeunes ; et même nos anciens grands sportifs qui ont réussi dans le professionnalisme peuvent aussi donner un coup de main à notre jeunesse. D'ailleurs je pense aussi que la corporatisation du sport en Côte d'Ivoire pourrait aussi aider de nombreux jeunes. L'Académie Mimosifcom de l'ASEC nous en a donné un bon exemple. Si des opérateurs économiques s'impliquent davantage dans le sport, cela ne peut qu'être bénéfique pour nos jeunes.

D-N : A propos du bicamérisme, comment est-ce que le Sénat ivoirien, même s'il est très jeune, pourrait-il peser sur les décisions de l'exécutif et être un vrai garant de la démocratie en Côte d'Ivoire?

J.A.K : Nous avons des leviers. C'est, dans le cadre du contrôle des politiques, demander à un ministre par exemple, de venir au Sénat, nous expliquer ce qu'il fait et avec quels résultats. Le but est d'instaurer un débat à la suite nous pouvons lui faire des recommandations afin qu'il comble les manques qui auront été constatés. C'est comme ça que l'on peut corriger et améliorer les politiques publiques. Au niveau sanitaire, vu que les collectivités territoriales sont souchées au Sénat, nous avons aussi la possibilité de faire des recommandations pour améliorer la vie de nos concitoyens. Il existe des mécanismes de contrôle de la vie publique. Nous allons nous en servir pour le bénéfice des populations. Il y aura des réunions, des débats ; nous avons aussi les grandes conférences du Sénat sur des thématiques d'intérêt national. J'estime qu'on ne débat pas beaucoup, or c'est le ciment de la démocratie et du progrès. Et nous jouerons notre partition démocratique. Au lieu de faire des clashs sur les réseaux sociaux, il serait plus profitable aux Ivoiriens d'avoir des débats constructifs organisés. En dehors du président Mamadou Koulibaly, qui poste des vidéos avec un contenu constructif, les autres passent leur temps à invectiver et insulter. On ne peut pas progresser comme ça !

D-N : Seriez-vous capable, en tant que 2e chambre parlementaire en Côte d'Ivoire, de rétorquer une loi si elle ne va pas dans le sens des Ivoiriens ?
J.A.K : C'est un droit constitutionnel et nous allons nous en servir. Ce n'est pas une question de capacité, c'est juste une question de droit, et nous allons appliquer la Constitution. Le Sénat ivoirien ne sera pas une chambre d'enregistrement !
D-N : Où en est le projet de création de l'association des Sénats francophones?
J.A.K : Nous allons déjà nous atteler à créer l'association des Sénats africains. À Brazzaville, au mois de juillet, nous devrions approfondir la question. Là nous sommes déjà, en tant que Sénat ivoirien, dans l'association des parlements francophones. Maintenant nous envisageons justement la création de l'association des Sénats africains afin d'être présents partout et peser positivement sur les décisions au profit des populations africaines. C'est cela le parlementarisme.
D-N : Pouvez-vous nous dire un mot sur l'accès à l'eau courante et l'écocide dont il a été aussi question durant vos débats ?

J.A.K : L'écocide est une infraction, un crime contre l'écologie. Aujourd'hui nous pensons que tout nous appartient et on peut disposer des ressources naturelles comme on le désire. Quand vous constatez que tous ces cours d'eau, tous ces champs, tous ces arbres que nous ont laissés nos parents sont vandalisés, alors que c'est un patrimoine commun, nous disons que c'est un crime au même titre que la violation des droits humains. On a une seule terre, respectons-la, respectons la nature ! Si on arrive à criminaliser ces agissements contre l'environnement on aura fait un grand pas. Regardez les gens qui sont morts dans un de nos villages à cause du Glyphosate parce que l'eau du fleuve avait été contaminée, regardez même les herbes meurent, il faut que ça cesse. Ne tuons pas les générations futures ! C'est une lutte de tous les instants et le Sénat entend mener cette lutte.

D-N : L'année prochaine, il y aura les élections en Côte d'Ivoire. Les Ivoiriens ont peur. Auriez-vous un message pour les rassurer ?

J.A.K : Nous avons tous peur, et moi aussi d'ailleurs ! Car, à entendre les uns et les autres, ce sera l'occasion d'en découdre avec toutes les armes sauf les armes démocratiques. Gérons modestement nos ambitions parce que le choc des ambitions doit être noble et ne pas être le choc des personnes. J'en appelle donc à une prise de conscience générale. Nous n'avons qu'un seul pays ; nous sortons de plusieurs années de crise. Prenons garde à ne pas nous cannibaliser de nouveau au détriment de nos enfants qui aspirent à vivre en paix. Le président Houphouët et ses compagnons de lutte ont ?uvré pour nous laisser un beau cadre de vie. Nous avons la responsabilité de protéger, recréer et améliorer ce cadre de vie. Pas de le détruire. Et c'est notre engagement au sein du RHDP.

D-N : Le mot de la fin ?

J.A.K : Merci à vous, Diasporas-News de l'honneur que vous me faites. A travers vous, je veux encourager la presse africaine qui vit en Europe à nous aider à forger des opinions positives sur l'Afrique. Que tout ne soit pas regardé sous un angle négatif ; que ce qui nous rassemble soit préféré à ce qui nous divise.

Bon vent à Diasporas-News !

Propos recueillis par Malick Daho