mercredi 10 octobre 2007 par Le Nouveau Réveil

Dans sa parution de la semaine, l'hebdomadaire panafricain Jeune Afrique publie une grande et riche interview du Président Blaise Compaoré, Président du Burkina Faso et facilitateur du dialogue direct entre les belligérants ivoiriens, ayant abouti à l'accord de Ouagadougou. Sept (7) mois après la signature de cet accord de paix et surtout face aux difficultés et retard de son application, le facilitateur monte au créneau pour dénoncer, mais aussi pour rassurer. Il ne cache pas son optimisme, mais ne perd pas de vue les écueils. Ses rapports avec Gbagbo, avec la France, l'héritage de Sankara, l'économie burkinabé De tout cela, il en a aussi parlé. Voici l'intégralité de cette interview. Vous allez célébrer, ce 15 octobre, le vingtième anniversaire de votre accession au pouvoir. Quel bilan personnel dressez-vous de cette période?
Mon pays se modernise et a accompli d'importants progrès tant sur le plan démocratique que social. Ce n'était pas évident au départ. En vingt ans, le Burkina est devenu stable, paisible, uni et respecté au sein de la communauté internationale.
De quoi êtes-vous le plus fier?
De l'adhésion des Burkinabé.
Vous éprouvez bien, tout de même, des regrets ?
Bien sûr, mais l'essentiel est d'avancer. Et j'assume tout ce que je fais. Vingt ans, c'est long. Vous sentez-vous usé?
Absolument pas, au contraire. Vous savez, l'évolution du monde, des technologies, des aspirations de la jeunesse fait que la situation actuelle est plus compliquée, plus mouvante. Tout va plus vite et nécessite plus d'efforts. Ce n'est plus comme il y a vingt ans, il faut s'accrocher,.. La Constitution limite le nombre de mandats présidentiels à deux, ce qui ferait de vous, en cas de réélection, un jeune retraité de la politique en 2015 [il aura 64 ans, NDLR]. Envisagez-vous une autre vie après le pouvoir?
2015, c'est loin... Je n'y pense pas encore. Mais il y a tellement à faire un peu partout, en Afrique comme ailleurs, que j'imagine très bien que l'on puisse faire autre chose que de la politique.
Verriez-vous un inconvénient à ce que votre frère et conseiller François brigue votre succession?
Oui, certainement. On vous présente souvent, entre autres, comme un président bâtisseur. Les projets et les chantiers se multiplient dans différents domaines, qui vont des infrastructures à la santé. Certains trouvent que cela fait beaucoup...
Tous ces projets, qui avancent normalement, faut-il le préciser, répondent évidemment à une nécessité de renforcer nos infrastructures. Le Burkina a besoin de voies de communication et que l'on soutienne son développement. N'est-ce pas trop pour les finances du pays?
Absolument pas. Notre pays est bien géré. Nos recettes propres couvrent largement nos dépenses courantes et dégagent même des excédents. A partir de là, il est facile d'investir dans ces projets et d'attirer des partenaires qui ont confiance en nous. (...)
Vous avez mené la Révolution, puis la Rectification. Vous êtes passé de l'extrême gauche à ce que l'on pourrait appeler le libéralisme à l'africaine. Comment vit-on ce parcours?
Tout converge vers un seul but : ?uvrer pour le pays. Les méthodes diffèrent, certes. La Révolution, par exemple, voulait libérer les Burkinabé et rendre le pays meilleur. Je me suis ensuite rendu compte que nous avions commis beaucoup d'erreurs. Et autour de nous, le monde évoluait. Il a donc fallu que, nous aussi, nous changions. Mais l'objectif restait le même. (...)
Certains fêtent vos vingt ans de pouvoir pendant que d'autres commémorent le vingtième anniversaire de la disparition de Thomas Sankara. L'activisme des nostalgiques de Sankara vous gêne-t-il?
Au contraire, cela signifie que le pays est libre. On vous reproche de ne pas rendre suffisamment hommage à sa mémoire...
Ce pays a été dirigé par plusieurs chefs d'État, qui l'ont géré avec des fortunes diverses. Nous souhaitons ériger un monument à leur mémoire. A tous et pas seulement à Thomas Sankara.
À vos yeux, quel héritage a-t-il laissé au Burkina?
La Révolution. C'était une expérience historique, unique. Elle a cependant montré ses limites: quand les libertés n'accompagnent pas le mouvement, cela ne peut pas marcher. Il vaut mieux vivre dans le Burkina d'aujourd'hui, même avec des difficultés matérielles, en jouissant de la liberté de presse, d'opinion, d'association, etc.
Thomas Sankara et, plus récemment, Norbert Zongo constituent les deux morts célèbres de l'ère Compaoré. Saura-t-on jamais la vérité sur ces assassinats? Je ne crois pas que le Burkina soit le seul pays à connaître des affaires non élucidées. Pour Thomas, l'enquête n'a pas abouti, dans un contexte, à l'époque, d'Etat d'exception. Pour Norbert Zongo, c'est également le cas, même si le dossier n'est pas clos. Le Compaoré sulfureux - qui abritait les opposants de la sous-région, était accusé de soutenir Jonas Savimbi ou Charles Taylor, de déstabiliser le Togo d'Eyadéma, la Côte d'Ivoire de Gbagbo ou la Mauritanie d'Ould Taya - semble avoir fait place à un Compaoré pacificateur, notamment en Côte d'Ivoire, au Togo, en Guinée... où vous intervenez en qualité de médiateur. Qu'est-ce qui a provoqué cette métamorphose?
Tout d'abord, on m'a souvent accusé sans preuve, comme en Mauritanie- Les problèmes d'Ould Taya étaient internes et on pouvait d'ailleurs pressentir ce qui lui est arrivé [il a été déposé lors du coup d'Etat du 3 août 2005]. Le Burkina n'a rien à voir là-dedans et n'y avait d'ailleurs aucun intérêt particulier. Ensuite, en ce qui concerne les opposants qui se réfugieraient à Ouaga, je ne vois pas bien où se situe le problème. Nous sommes un pays libre, ouvert, qui accueille les citoyens étrangers qui en émettent le souhait. Je ne vois pas pourquoi nous refuserions de les accueillir sous prétexte qu'ils sont opposants dans leur propre pays ! La vraie question, d'ailleurs, serait plutôt "pourquoi ne peuvent-ils pas rester chez eux?". Enfin, vous me parlez de métamorphose, mais je reste le même homme ! Moi, quand j'aime ou quand je n'aime pas quelqu'un, je ne m'en cache pas. Taylor, oui, je l'ai soutenu, et je n'étais pas le seul. A l'époque, il luttait contre un dictateur, Samuel Doe. Mes opinions m'ont amené à soutenir des personnes et, surtout, la plupart du temps, des causes. J'assume. Où en est le processus de paix en Côte d'Ivoire depuis la signature de l'accord de Ouaga, le 4 mars dernier?
Nous avons encore beaucoup à faire. Il faut, d'abord, plus de volonté de la part des parties. Ensuite, il reste quelques obstacles techniques à surmonter. Ainsi, notre programme prévoyait le début des audiences foraines pour le 22 avril. Elles n'ont commencé que fin septembre...
Cela tranche avec l'optimisme exprimé par le chef de l'État ivoirien Laurent Gbagbo dans l'interview qu'il nous a accordée début septembre [voir J.A. n° 2436, 16-22 septembre] et dans laquelle il a déclaré que les élections pourraient se tenir en décembre 2007...
En tant que facilitateur, je me dois d'écouter toutes les parties. Mais la date des élections sera fixée par la Commission électorale indépendante. Elle a récemment, quant à elle, évoqué l'échéance d'octobre 2008...
C'est plus raisonnable, vu l'état d'avancement de notre programme. Mais il n'est pas exclu que nous allions plus vite. A condition, encore une fois, d'y mettre plus de bonne volonté.
La réintégration des Forces nouvelles [FN] au sein de l'armée nationale et la conservation de leurs grades constituent un autre écueil. Où en est-on?
J'ai récemment reçu les différents chefs d'état-major concernés [Forces nouvelles, Fanci, Onuci et Licorne, NDLR] et les commandants de zones. Nous poursuivons nos discussions et je formulerai des recommandations d'ici peu. Laurent Gbagbo a réitéré son opposition totale à la conservation des grades des FN. Qu'en pensez-vous?
Nous verrons.
Vous avez été, tour à tour, présenté comme le principal soutien de Laurent Gbagbo dans les années 1990, puis comme son pire ennemi depuis 2002. Quels sont vos rapports aujourd'hui?
Comme il vous l'a dit dans l'interview qu'il vous a accordée en faisant allusion au couple qui divorce et se remarie [rires]. Plus sérieusement, aujourd'hui, nos relations se sont normalisées.
Pourquoi alors cette "brouille" ?
Je crois que quand il est arrivé au pouvoir, en 2000, des personnes mal intentionnées lui ont affirmé que le Burkina avait d'autres choix politiques que lui en Côte d'Ivoire.
C'est-à-dire?
En clair, que nous ne voulions pas de lui et que nous préférions Alassane Ouattara.
Et c'était faux?
Bien sûr. Nous sommes voisins. Le Burkina ne peut se déplacer vers la Tunisie ou la Zambie [sic]. Nous n'avons aucun intérêt à provoquer une crise dans ce pays. Nous sommes condamnés à nous entendre avec les Ivoiriens, quels qu'ils soient. Cela dit, je n'ai jamais ressenti une très grave détérioration de nos relations personnelles. Et je persiste à croire que son entourage a beaucoup fait pour le persuader de notre animosité à son égard...
On vous a souvent présenté comme le mentor de Guillaume Soro. Pensez-vous qu'il a un avenir de président?
Soro est un jeune frère. Nous nous connaissons bien, nous nous apprécions mutuellement et partageons souvent les mêmes vues. Quant à son avenir, il a suffisamment à faire avec sa mission actuelle avant de penser à ce qui pourra se passer dans cinq ou dix ans. D'ailleurs, qui aurait cru il y a dix ans qu'il serait un jour Premier ministre?
Vous avez mené une autre médiation, au Togo cette fois. Le pays est-il sorti de la crise?
Il organise des élections législatives dans les prochains jours. Nous sommes en tout cas sur la bonne voie. Restons cependant vigilants. Comment expliquez-vous que vous ayez eu de mauvaises relations avec Gnassingbé Eyadéma et que vous vous entendiez très bien avec son fils Faure?
Ah, les journalistes... Cela ne s'est pas toujours mal passé avec Eyadéma, mais il est vrai que nous avons eu des moments d'incompréhension. Faure, je ne le connaissais pas avant qu'il accède au pouvoir. Pour le reste, c'est une question de personnalités. Une autre crise se profile à l'horizon, au Mali et au Niger avec la question touarègue qui revient avec acuité. Que faire?
La seule solution consiste à tout mettre sur la table et à dialoguer. Les accords passés doivent être étudiés, point par point. Il faut déterminer ce qui a été respecté et ce qui ne l'a pas été. Seul le dialogue ramènera le calme. Comment analysez-vous l'évolution de la Guinée depuis la nomination d'un nouveau Premier ministre de transition, Lansana Kouyaté?
L'apaisement l'a emporté et c'est déjà beaucoup. Les perspectives, avec la possible organisation d'élections législatives, sont plutôt bonnes. Comment avez-vous vécu le départ de Jacques Chirac? Comme une page qui se tourne?
Je crois que nous y étions préparés [rires]... Je n'ai pas vécu cela comme un événement, en tout cas. Les relations avec la France sont multiples, complexes, mais étroites. Et elles ne dépendent pas d'un seul homme. L'actuel locataire de l'Elysée, Nicolas Sarkozy, prône une nouvelle approche des relations entre la France et l'Afrique. Il parle même de rupture. Ce discours vous convient-il?
Il faut dire qu'il est naturel que nos relations évoluent. Le monde entier a considérablement changé en trente ans. La France n'est plus ce qu'elle était et l'Afrique non plus. En outre, de nouvelles puissances émergent. Bref, le contexte rend cette évolution inéluctable. Quant à savoir, maintenant, si ces relations évolueront dans le bon sens, il est trop tôt pour le dire.

Qu'avez-vous pensé du discours prononcé à Dakar, le 26 juillet dernier, par Nicolas Sarkozy? Beaucoup d'Africains ont été choqués par ses propos...
J'essaie de passer outre les propos. Je comprends que cela ait pu choquer des étudiants, des membres de la société civile africaine. Mais dans mes fonctions, en tant que chef d'Etat, on ne peut s'attarder sur cela. De plus, il m'arrive moi-même de critiquer les Européens ou les Américains en des termes peu sympathiques...

Avez-vous des contacts avec Nicolas Sarkozy?
Pas directement. (...)

Possédez-vous des biens en France?
Je n'y ai jamais vu d'intérêt particulier, donc non. Maintenant, je ne vois pas en quoi cela serait gênant. Un de vos confrères a écrit dans un livre que je possédais une propriété à La Celles-Saint-Cloud, Eh bien cette maison appartient à l'Etat burkinabé depuis l'indépendance! On peut tout dire, tout écrire... On a même dit que l'avion présidentiel m'appartenait ! Soyons sérieux. Nous vivons dans un monde ouvert. Si cela me chantait, je pourrais avoir un appartement en Europe, par exemple. Un Français peut avoir des propriétés en Afrique, et pourquoi pas un Africain en France ?

Craignez-vous les révélations du procès de Charles Taylor, qui doit reprendre à La Haye?
Non, pas du tout. Vu les chefs d'inculpation évoqués et le fait que cela concerne la Sierra Leone, je ne vois pas en quoi cela peut nous inquiéter.

Quel regard portez-vous sur le débat autour de la colonisation française?
Politiquement, c'est un débat éternel. De mon point de vue, il s'agit d'un travail d'historien. Maintenant, si vous me demandez ce que je pense de la colonisation, c'était un mal tout simplement, une occupation. Demandez aux Français si l'occupation allemande a eu des effets positifs...

Vous faites partie des cinq derniers Etats africains à reconnaître Taïwan et à avoir d'importantes relations économiques et politiques avec elle. Tous les autres ont cédé aux sirènes de Pékin. Pourquoi?
D'abord, parce que nous partageons les mêmes valeurs de liberté et de démocratie. Ensuite, parce que nous sommes tout à fait satisfaits de la nature de nos relations avec les Taïwanais. Ils nous aident énormément, n'ont qu'une parole, sont fidèles et sérieux, forment des gens au Burkina... Pourquoi devrais-je rompre avec Taiwan? Au prétexte que la Chine refuse de collaborer avec des pays qui reconnaissent Taiwan ? Ce n'est pas ma conception. Nous aimerions avoir des relations avec les deux, mais c'est la Chine qui ne veut pas. L'intérêt marqué et récent de la Chine pour l'Afrique est-il une bonne chose pour le continent?
Ce sera bénéfique s'il y a transfert de technologies, si les Africains en retirent autre chose que de l'argent ou des infrastructures qu'ils ne seraient même pas capables d'entretenir par la suite. Et si ce partenariat dépasse le cadre des matières premières et du commerce. Êtes-vous favorable au projet de commandement militaire américain en Afrique [Africom] ?
Le danger c'est, au regard de la faiblesse de nos Etats, que des groupes terroristes utilisent l'Afrique comme base arrière pour frapper ailleurs. Je crois que le projet américain, dont je ne connais cependant pas les contours exacts, s'inscrit dans ce cadre. Si c'est le cas, je n'y vois pas d'inconvénient, surtout si c'est dans l'intérêt de l'Afrique, dans un partenariat ouvert.
Le dernier sommet de l'Union africaine [UA] a consacré un nouvel échec dans la marche vers l'intégration africaine. Croyez-vous aux États-Unis d'Afrique, chers à votre ami Kadhafi?
Que nous souhaitions plus d'intégration, c'est un sentiment partagé par l'ensemble des Africains. Mais la réalité, c'est que le continent est loin d'être homogène. Il y a trop de différences et de disparités pour décréter que nous pouvons créer rapidement les Etats-Unis d'Afrique. Appuyons-nous sur les structures régionales, développons-les, dotons-les d'outils et d'institutions efficaces. Ensuite, nous verrons vers quelle étape supérieure nous pourrons aller. Vous connaissez bien le "Guide" libyen, qui est passé du statut de paria à celui de personnage redevenu fréquentable et courtisé. Pensez-vous que Kadhafi a réellement changé?
Tous les hommes et, donc, tous les dirigeants évoluent. Ce qui ne signifie pas forcément changer sur le fond... Sur le plan des valeurs, par exemple, c'est le même homme. Il s'est simplement adapté au contexte.
J. A. N° 8439 - DU 7 AU 13 OCTOBRE 2007

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