samedi 17 novembre 2007 par Le Courrier d'Abidjan

A la vérité, je dois dire que j'accompagne plutôt Serges à un rendez-vous qu'il avait pris via Internet depuis Abidjan. Mon ami s'est arrangé pour avoir quelques contacts d'hommes de culture avant notre départ d'Abidjan. La curiosité qui fait des hommes de culture chez eux partout où ils sont ne m'a pas effleuré l'esprit cette fois et je n'ai songé à aucune perspective culturelle en quittant Abidjan. Donc, aucun contact de pairs pour entrer dans l'âme du pays. Serges a plutôt eu le réflexe du journaliste et de l'homme de lettres, alors que moi qui ai des raisons de justifier ces titres ai manqué fort cruellement d'esprit. Il avait aussi le contact d'une journaliste: Zouhour Harbaoui de Tunis Hebdo. C'est elle qui nous sert de guide à nos rencontres culturelles. Justement, Zouhour nous attend depuis quelques dix minutes devant l'hôtel. Nous avons été prendre des cartes de recharge téléphonique au bout de l'avenue en attendons son arrivée et, distraits par les magasins, nous avons mis plus de temps que prévu. Nous nous enfonçons dans la ville à travers les rues. Je ne connaissais vraiment pas Zouhour. Il est vrai, nous avions eu une rencontre furtive de quelques quatre minutes à Abidjan en juillet dernier, mais j'avais oublié jusqu'à son souvenir. Elle déborde d'énergie et est si généreuse, si chaleureuse.

A travers les rues de Tunis

Elle nous conduit à travers les rues, répond à nos questions et corrige certains de nos jugements. Nous remontons la ville, un peu dans la direction de l'aéroport et passons devant un bâtiment qui a dû abriter l'ambassade américaine. Je lui fais remarquer qu'à Abidjan, les Américains ont construit une nouvelle ambassade, un véritable bunker qui devrait les prémunir contre toutes leurs angoisses, mais aussi un bâtiment à la mesure de leur folie de grandeur et de leur désir de tout dominer. C'est la même chose ici aussi., me répond-elle, puis elle explique un peu ce à quoi peut ressembler la nouvelle ambassade américaine. Je lui fais part de mon opinion sur la politique américaine à travers le monde: on se prend pour le gendarme, on donne des leçons à tous sans se donner l'humilité d'en recevoir de personne, on provoque partout, casse les pieds et les testicules des autres, on met le doigt dans tous les essaims d'abeilles puis on se plaint ensuite d'être menacé par les victimes de notre brigandage politique. Pour moi, les Américains crachent trop dans l'air et ils devraient s'attendre à recevoir les gouttes sur le bout du nez. Elle partage mon avis, mais estime que cette politique devrait avoir encore de beaux jours devant elle, puisque la colonisation américaine est autant subtile que brutale. Je lui retourne que l'Amérique est un géant au pied d'argile, en témoigne les attentats du 11 septembre, les politiques hasardeuses comme ce qui se passe en Irak et l'actualité qui enfle sur le nucléaire iranien où Bush et ses thuriféraires donnent des ordres comme à des subalternes. Je lui donne l'exemple de civilisations qui ont connu l'apogée mais aussi des déclins spectaculaires dus à leur gestion de la domination. Nous continuons d'échanger sur des tas de choses en nous faufilant à travers rues et files de voitures. La ville est belle et propre. Les trottoirs sont dégagés, pavés et réservés à la circulation à pied. Pas d'étals informels encombrants comme à Abidjan, et de façon générale en Côte d'Ivoire où tout espace libre est d'emblée transformé en marché. Les façades des bâtiments, presque tous à étage, sont blancs ou beiges et une certaine discipline citoyenne se dégage des comportements. Ici, on tire plaisir à entretenir et vivre dans un environnement sain. Pas de tas d'ordures qui jonchent le sol et vous suffoquent d'odeurs nauséeuses. Pas de sachets d'eau vide ni de papier mouchoir usagé traînant. Les klaxons intempestifs d'automobilistes d'Abidjan sont un vieux et lointain souvenir d'enfer qu'on est en train d'oublier depuis notre arrivée. Pas de ces maquis géants en plein air qui dégueulent des centaines de décibels désagréables aux chansons égrillardes. Ici, on peut se reposer; il y a une hygiène de vie. De nombreux chats visibles en toutes les rues sont notre curiosité. Tout en bavardant, nous avons pris par la droite au premier carrefour, sommes passés devant une station d'essence, sommes allés tout droit devant et avons traversé difficilement une avenue à la file de véhicules impressionnante. Nous avons encore bifurqué sur la droite au carrefour suivant avant de filer encore droit devant nous. Zouhour s'inquiète quelque peu: elle est venue chez Belkhodjia, il y a bien longtemps et elle craint de se perdre. Je n'ai pas de pile pour mon dictaphone puisque je n'avais aucune prévision de travail dans ce sens. Nous nous arrêtons à la première boutique où j'en prends. Dans les rues de Tunis, il se dégage un certain air de sécurité: plus d'une dizaine de banques ouvrent leurs guichets automatiques directement sur la rue et les gens effectuent leurs opérations au vu et au su de tous, sans s'inquiéter. Je ne peux pas m'empêcher de faire le rapprochement avec Abidjan. Immédiatement, je vois l'horreur des braquages, des vols à la tire ou le couteau des délinquants sous la gorge dès après votre opération.

La pièce respire la passion du livre

Nous avons tourné sur la gauche, Zouhour a sonné à l'entrée d'un immeuble où nous sommes entrés. Nous avons pris un petit couloir, puis nous sommes retrouvés en face d'un homme à la silhouette respectable. Un peu plus d'une trentaine de minutes de marche. Le regard perçant de l'homme, l'air jovial et accueillant qu'il fait, le sourire franc toujours aux lèvres et la parole généreuse qui chaque fois sort de lui font bonne impression. Nous sommes bien chez Abdelaziz Belkhodjia, cet écrivain tunisien que Serges a rencontré sur le net et de qui il n'a pas arrêté un seul instant de me parler depuis que nous sommes partis d'Abidjan. A la vérité, l'homme est d'un commerce facile et agréable. Nous avons déjà pris place dans la petite pièce qui fait office de bureau. Ici, c'est Apollonia Editions, la maison d'édition de l'écrivain éditeur. La pièce respire la passion du livre: un peu partout, les volumes s'accumulent, s'alignent et se superposent. Dans les vitrines, ils prennent leur aise à vous sourire et se faire admirer. Mon regard se promène partout, les embrasse, les interroge sur la tranche pour voir leur rhématique. Zouhour a fait les présentations et dit l'objet de notre visite, ainsi que celle de notre présence en terre tunisienne. Nous avons enchaîné avec les échanges à bâton rompu. Belkhodjia nous présente sa maison, ses ambitions culturelles et nous offre un de ses livres: Le Retour de l'éléphant, qui a déclenché la passion de Serges pour lui. Je poursuis les échanges, mais distrait par les volumes qui attirent constamment mon regard. Il va de l'un à autre. Belkhodja clique sur l'ordinateur en face de lui, puis se retourne définitivement vers nous. L'interview peut commencer. Serges le harcèle de questions. Je les écoute. J'apprends seulement à connaître la littérature tunisienne dont je ne savais absolument rien avant cette rencontre. L'homme maîtrise son sujet, il sait de quoi il parle. Il a de la culture, pose les problèmes de littérature et de culture avec précision et clarté. Certains problèmes rejoignent ceux de la Côte d'Ivoire, voire de toute l'Afrique. Les similitudes sont quelquefois frappantes, surtout la problématique de la naissance de la littérature tunisienne et les éternels problèmes structurels dans le domaine des arts et de la culture. Les mêmes rapports culturels conflictuels avec l'Occident, surtout la France mesquine, roublarde et mensongère qui détruit plus qu'elle ne crée. Mais une constante revient chez Belkhodjia qui semble le faire vibrer et vivre: Carthage, la ville historique qui détient beaucoup de secrets de la civilisation et de la culture tunisienne. Carthage est au centre de nombre de ses projets et il lui a dédié trois volumes de bandes dessinées: L'affaire Carthage, 1998; L'affaire Carthage, 2001 et L'affaire Carthage, 2003. Apollonia Editions a aussi publié cette année Les Carthage du monde de Ridha Tlili. C'est la quatrième de couverture de ce beau livre qui nous donne une idée de la fascination de l'écrivain: Les Carthage du monde n'est, ni un traité d'histoire, ni un prolongement de recherches archéologiques, il s'agit plutôt d'une évocation de multitudes d'images qui entourent et agitent les symboles accompagnant le toponyme de Qart-Hadasht. Prélude d'aventures de la pensée, lieu d'interférences culturelles, fabuleux laboratoire d'images, ce toponyme est probablement le plus répandu dans le monde et celui qui a eu le plus d'apparitions sous des formes diverses: Qart-Hadasht, Cartaginita, Cartaguenal ou Cartagenna. C'est une trace à la fois visible et invisible, qui s'est étalée sur quatre continents à travers trois mille ans d'histoire. Mais Abdelaziz Belkhodjia a aussi écrit Les Cendres de Carthage en 1993, Les étoiles de la colère en 1999, Le retour de l'éléphant en 2003 et Amours mosaïques en 2005. Tout à l'heure, quand Serges s'entretenait avec lui, je m'étais levé pour voir la représentation du port de Carthage au mur. J'ai aussi admiré de près certains livres. Je n'ai pas pu, à la fin de cet entretien, m'empêcher de lui poser trois questions à mon tour. Il est presque 19 h quand nous prenons congé de notre hôte. Sous le bras, j'ai de la matière pour entrer dans la littérature tunisienne: sept titres en main offerts par l'homme de lettre.

Koffi Koffi (koffi2koffi@yahoo.fr) Envoyé spécial à Tunis

www.225.ci - A propos - Plan du site - Questions / Réponses © 2023