mardi 4 mars 2008 par Fraternité Matin

L'an 1 du dialogue direct qui a suscité l'espoir de la fin des problèmes politiques ivoiro-ivoiriens est à l'origine de plusieurs réactions. M. l'abbé, pouvez-vous nous donner les raisons qui ont motivé cette volonté d'écrire?
Dans sa préface à Chemin d'Avenir, mon ami Clément Molo, auteur d'un superbe ouvrage sur le développement local au Kwango-Kwilu en République démocratique du Congo, a bien saisi que cet ouvrage est une réponse personnelle à la souffrance que les vérités ivoiriennes de la haine, la division, l'instrumentalisation identitaire et la guerre inscrivent dans ma chair d'Ivoirien. Car comme le dit Nietzsche qu'il cite, tant que les vérités ne s'inscrivent pas dans notre chair à coup de couteau, nous gardons vis-à-vis d'elles, à part nous, une certaine réserve qui ressemble à du mépris. Lorsque des gens qui me sont liés par la parenté ou l'amitié sont fragilisés dans leur dignité humaine par la violence et la guerre, c'est mon histoire personnelle qui est fragilisée et qui bascule. Je dirais même que lorsque chaque Ivoirien est fragilisé par la violence, je me sens moi aussi fragilisé. Je n'aime pas la Côte d'Ivoire parce qu'elle fait 322 000 km2. Je l'aurais aussi bien aimée si elle en faisait moins. Si j'aime mon pays, c'est surtout parce que j'aime des gens qui y vivent et dont l'histoire donne sens à la mienne. Si j'ai donc écrit ce livre, c'est pour deux raisons essentielles: c'est d'abord pour rappeler à la conscience individuelle et collective que ce qui nous arrive en Côte d'Ivoire n'est pas une fatalité. Un autre chemin est possible. Mais il faudra le construire ensemble, en tenant compte du fait qu'une société qui détruit ses mythes, qui n'a plus de cadre général de référence de l'action individuelle, collective et sociale, qui ne travaille pas à un idéal commun malgré la diversité des modes de vie et de pensée, est une société en sursis. Si j'ai écrit ce livre, c'est ensuite pour assumer ma place de citoyen sans attendre qu'on me demande de le faire. Je souhaite de cette façon participer à un débat dont la finalité n'est pas d'être pour ou contre quelqu'un, ou pour ou contre une situation donnée, mais un débat qui cherche à ouvrir des chemins nouveaux, un débat qui projette dans l'avenir. Parce qu'en réalité, comme le dit Hannah Arendt, une crise ne devient catastrophique que si nous refusons de saisir l'occasion de réfléchir qu'elle nous offre. Dans votre livre Chemin d'Avenir, vous privilégez la thèse selon laquelle les Africains sont capables de prendre leur destin en main. N'est-ce pas là une utopie?
De plus en plus d'éléments permettent de réfuter la thèse selon laquelle le devenir de l'Afrique dépend exclusivement des ex-puissances colonisatrices. Prenons le cas des continents comme l'Amérique du Sud, ou l'Asie pour donner plus de poids à notre exemple. Selon Matthew Lockwood qui a écrit un livre plein d'informations sur nos Etats en Afrique, dans les années 1960, l'Afrique recevait plus d'aide que l'Asie. En 2002, elle a reçu une aide 4,5 fois plus importante que celle accordée à l'Asie. Pourquoi ça bouge positivement dans ces pays et chez nous les choses stagnent, lorsqu'elles ne reculent pas? Il y a certainement beaucoup de raisons à une telle situation. Mais je crois personnellement que l'un des vrais problèmes de l'Afrique, ce sont ses hommes politiques. Ces gens-là n'aiment pas leur peuple. C'est une réalité. Lorsque nos leaders et ceux qui les entourent s'enrichissent au vu et au su de tous alors que dans les villages les populations attendent que l'école et l'hôpital se rapprochent d'elles, ce n'est pas la faute aux Blancs, comme on dit. Lorsque, à peine élu, tel maire ou tel président de Conseil général abuse des biens communs et se les approprient, ce n'est pas la faute aux Blancs. Il nous faut sortir de cette auto flagellation et de cette culture de la médiocrité. Si nous sommes incapables d'assumer nos responsabilités en faveur du bien-être de nos populations, arrêtons de chercher un bouc émissaire. Arrêtons ce que j'appelle la théorie d'Adam et Eve. Il y a des discours qui ne tiennent plus la route. Vous ne pouvez pas dire à longueur de journée à des gens qui ont faim que s'ils n'ont pas à manger, c'est parce que les Blancs nous volent, lorsque vous qui tenez de tels discours mangez plus de trois fois par jour et ne donnez pas la preuve de vos bonnes m?urs dans la gestion du bien commun. Il s'agit ici d'une question de cohérence et de respect des autres. Il faut arrêter de prendre les pauvres pour des idiots qui ont des yeux et des oreilles pour ne pas voir et entendre. Je crois que si chacun de nous, à commencer par les hommes politiques et ceux qui assument une quelconque responsabilité au service du bien commun, prend conscience que le devenir de son pays passe par lui, que la vie des autres dépend de lui, nous aurons fait un grand pas, et nul doute qu'il nous sera alors possible de soulever des montagnes. La question de l'Afrique, contrairement à ce que les hommes politiques veulent nous faire croire, n'est pas une question de pouvoir, mais de vouloir. Chassons nos démons intérieurs, alors nous serons plus forts pour chasser les démons extérieurs. C'est le contraire qui me semble être une utopie. Vous êtes prêtre et chercheur en communication. Je ne savais pas que le cumul de fonctions existait aussi dans les ordres. Maintenant vous le savez ! (Rires) L'Eglise est consciente de ce que la science, qu'elle soit théologique ou profane, peut lui apporter pour accomplir au mieux sa mission au milieu des hommes. Elle sait donc que certaines questions se doivent d'être abordées avec sérieux et compétence. Plus que tout, la communication doit être explorée comme une pratique humaine et sociale, mais aussi comme un support d'évangélisation. Lorsque je parle de support, je ne parle pas de médias. Je parle de communication dont les médias sont une expression. Aujourd'hui, la mission de l'Eglise ne peut pas faire fi de toutes les problématiques qui accompagnent la recherche en communication et en psychologie sociale par exemple. Evangéliser, c'est rencontrer l'autre dans un contexte donné. Mais qui est cet autre-là? Comment vit-il? Quelles sont ses valeurs? Quel sens donne-t-il à la vie, à la transcendance? L'évangélisation suppose une rencontre, un dialogue. La rencontre et le dialogue supposent à leur tour la reconnaissance de la différence. Pour enseigner le latin à Jean, il faut non seulement connaître le latin, mais Jean aussi. L'évangélisation, au-delà de sa dimension spirituelle qui ne dépend pas de notre science personnelle ou collective, a des exigences purement humaines qui nécessitent des expertises. Je précise par ailleurs que j'assure mon ministère pastoral comme vicaire paroissial dans le diocèse de Beauvais. M. L'abbé, que pensez-vous de l'Accord de Ouagadougou?
Si cet accord est à saluer parce qu'il permet aux vrais protagonistes de notre crise de se parler, je crains en revanche qu'il ne nous donne l'illusion d'avoir résolu tous les problèmes liés à la crise. C'est un pas important, certes, mais cet Accord ne suffit pas à nous mettre à l'abri de quoi que ce soit. Je ne suis pas un prophète de malheur, je lis juste les signes des temps. Depuis que cet Accord a été signé, il y a eu au moins deux tentatives de coup d'Etat. On ne peut pas faire fi d'une telle réalité. En outre, si la guerre a opposé deux camps, elle a fait beaucoup de victimes innocentes. On ne peut pas non plus faire la paix sans donner la parole à ceux-là et à tous les autres qui ont le droit de s'exprimer sur tout ce qui engage l'avenir de leur pays et qui refusent de vivre par procuration. En clair, après Ouagadougou, il faut que nous revenions nous parler chez nous. Si nous manquons cette occasion, notre paix sera toujours en sursis. Les élections sont un grand pilier de la démocratie. Mais elles ne sont pas tout de la démocratie. Asseyons-nous et discutons ensemble de la Côte d'Ivoire dans laquelle nous voulons vivre. C'est dans ce cadre que devrait se définir la façon d'arriver aux élections pour éviter qu'elles nous installent dans une violence plus forte que celle qu'a connue notre pays. Lorsque j'entends des gens sérieux parler d'élections transparentes dans notre contexte, je suis surpris, parce que ça manque de sincérité. Les élections transparentes ne se décrètent pas. Elles procèdent d'un consensus autour d'une méthode bien définie par l'ensemble des citoyens. Une telle méthode devrait pouvoir produire des résultats que logiquement personne ne devrait contester pour la simple raison qu'il y a eu en amont une adhésion totale à un procédé donné. Evitons de prendre des chemins dangereux et sans issue. En Côte d'Ivoire, les prêtres sont corrompus et les imams vendus, disait Alpha Blondy dans



l'une de ses chansons.
Comment le prenez-vous?



Je trouve que c'est brutal de la part du grand frère Jagger. (Éclat de rire) Cependant, ces mots ont l'avantage de traduire un malaise, un sentiment de trahison que les populations peuvent ressentir. Comme le dit le psalmiste, quand sont ruinées les fondations, que peut faire le juste? Toute la valeur de la remarque d'Alpha Blondy est là.



S'agissant des prêtres dont je suis, dans mon livre, je reviens justement sur l'image que les croyants et les non-croyants peuvent avoir de l'Eglise à travers ses dirigeants et leur rapport à la politique et aux hommes politiques. J'avoue que mes sources sont mitigées. Mais je note que si elle veut rendre crédible sa parole et son action en faveur de la justice sociale, des pauvres et de la paix, l'Eglise de Côte d'Ivoire doit travailler à la mise en place de son autonomie financière afin que les dons des hommes politiques ne deviennent ni décisifs, ni indispensables pour sa mission. Il s'agit dans la logique de Saint Thomas d'Aquin de faire en sorte que la vertu qu'on exige des prêtres en particulier et des religieux en général, soit encadrée par un minimum de bien-être.



D'où vient, selon vous, cette prolifération de pasteurs évangéliques en Côte d'Ivoire depuis quelques années?



Je ne suis pas spécialiste de ces questions. Je préfère donc ne pas les aborder en profondeur, même si je remarque avec vous qu'effectivement, il y a dans notre pays une présence massive de pasteurs évangéliques qui nous piquent, par ailleurs, certains de nos chrétiens et diminuent par ce fait nos quêtes ! (Rires). C'est une situation qui devrait en tout cas nous interpeller, nous les pasteurs catholiques. Que pensez-vous de nos leaders politiques?
Je n'ai pas compétence à distribuer des points. Et je n'ai pas non plus la prétention d'avoir quelque chose d'utile à dire sur chacun. Je compare cependant la politique à un sacerdoce. C'est librement qu'on décide de se mettre au service des autres, de travailler à leur bien-être et leur vivre-ensemble, souvent au prix de grands sacrifices. Avec tout le respect que je dois à nos leaders politiques ivoiriens et toute l'estime que j'éprouve pour chacun, je dois avouer que le constat qui s'impose est qu'aucun d'entre eux, du moins parmi les plus en vue, n'a donné suffisamment de preuves qu'il aimait la Côte d'Ivoire et les Ivoiriens plus que les autres. Chacun semble défendre en réalité son beafteck, c'est-à-dire son pouvoir, rien que le pouvoir. A dire vrai, ce sont des politic-siens, des gens qui font la politique pour eux-mêmes, leur famille et leurs amis. Malheur aux autres qui doivent attendre que Dieu soit de leur religion pour espérer ne pas faire partie des 70% d'Ivoiriens qui font un repas par jour. Que pensez-vous de la décision du Président français de fermer le 43e Bima, la base militaire française d'Abidjan? Alpha Blondy, pour revenir à lui, leur avait déjà dit dans l'une de ses chansons que nous ne voulions plus d'indépendance sous haute surveillance. Ce type de rupture est en tout cas une bonne chose pour nous et pour les Français eux-mêmes dont on dit qu'ils ont des problèmes de trésorerie.
Finalement, vous êtes un prêtre assez proche de la politique. Non, je suis un prêtre qui s'inquiète pour son pays et pour ses habitants parce qu'il les aime. Je suis un prêtre dont le village a souffert de la guerre et qui souhaite que cela ne se reproduise plus. On ne peut pas séparer l'évangélisation des questions de coexistence pacifique et de promotion de la dignité humaine. Le prêtre est en réalité un guetteur. Tel qu'on l'observe aujourd'hui, notre société ne peut pas se passer des religieux qui invitent au dépassement et à l'humanisation de nos rapports. Vous comprenez alors pourquoi les pauvres, les personnes fragiles et les sans-voix ne nous pardonneraient pas de trahir une si belle mission. Mais si en appelant à construire les bases de notre vivre-ensemble on reproche aux religieux en général de faire de la politique politicienne, alors je crois qu'il s'agit d'une méconnaissance de leur mission. Pensez-vous, M. l'abbé, que la solution de la crise ivoirienne peut être spirituelle ?
Le spirituel peut certainement aider à trouver des solutions crédibles à notre situation, en ce sens que la foi en un seul Dieu peut aider les protagonistes à se retrouver et se mettre d'accord sur l'essentiel. J'aborde d'ailleurs la question dans mon livre. Le sage Sylvain de l'Athos disait que pour nous qui croyons en Dieu, l'amour des ennemis est le seul critère infaillible de notre progrès spirituel. Je note cependant que la crise ivoirienne est politique et sociale. Il nous faut donc définir les valeurs communes susceptibles de nourrir notre lien social et créer les conditions du vivre-ensemble. Dans une société, il faut savoir travailler et accepter les compromis pour avancer. Personne n'a le droit d'imposer pour tout et en tout sa vision du monde au risque de se retrouver face à des gens qui souhaitent eux aussi imposer la leur. C'est pourquoi il est essentiel d'apprendre à s'asseoir pour discuter. De ce point de vue, nous avons tout à apprendre des sages de nos villages et de leurs méthodes de résolution de conflits qui privilégient toujours la concertation et le compromis.



Interview réalisée par Momo Louis
Correspondant permanent en France

www.225.ci - A propos - Plan du site - Questions / Réponses © 2023