par Abidjan.net

Dans les sociétés africaines traditionnelles, tout n?est pas dit, mais tout est visible pour qui sait regarder. Le secret, loin d?être un simple mystère, est au c?ur du savoir, du pouvoir et de la transmission. Derrière les symboles, les contes et les rites initiatiques, se cache une véritable philosophie de la connaissance. Pour en décrypter les fondements, Abidjan.net a rencontré le Professeur Akiri Sylla, maître de conférence au département de lettres modernes de l?Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody.


Enseignant, chercheur et conférencier, il nous plonge dans l?univers fascinant d?un savoir ?montré en cachant? et ?caché en montrant?, où le secret devient le langage même de la sagesse africaine.


Abidjan.net : Qu?est-ce que représente la notion de secret dans la société africaine traditionnelle ?


Professeur Akiri Sylla : C?est un sujet complexe, car le secret occupe une place centrale dans la société traditionnelle africaine.

Le savoir, dans ces sociétés, est la clé de voûte de la construction sociale.

Les Africains considèrent qu?un individu n?est pleinement humain que lorsqu?il a été éduqué, formé, qu?il a accès à la connaissance.

Sans accès au savoir, on est perçu comme n?ayant pas encore accompli son humanité. Et puisque le savoir est une arme, il n?est pas laissé à la portée de tout le monde.

Ainsi, le secret protège le savoir, tout en garantissant sa transmission aux initiés.


Abidjan.net :Dans quelles sphères de la vie communautaire le secret joue-t-il un rôle fondamental ?


Professeur Akiri Sylla : Le secret intervient principalement dans le domaine de l?initiation, car c?est là que s?acquiert la connaissance.

Dans les sociétés africaines, la vie humaine est divisée en cycles, souvent de sept ans.

Les sept premières années sont consacrées à l?apprentissage auprès de la mère, qui enseigne les bases de la vie.

Puis, à partir de sept ans, l?enfant entre dans un processus d?initiation qui se poursuit jusqu?à l?âge adulte.

Chaque étape correspond à un degré de savoir, et donc de secret.

Ce n?est pas que la connaissance soit cachée, non, elle est visible, mais seuls les initiés peuvent la comprendre.

Ainsi, le secret n?est pas dissimulation : c?est un mode de lecture du monde réservé à ceux qui ont été formés pour le décoder.


Abidjan.net : Comment comprendre alors le paradoxe d?un secret caché en pleine vue ?


Professeur Akiri Sylla :C?est tout le sens du symbolisme africain.

Prenons Kaidara, ce texte mandingue que Hampâté Bâ a rendu célèbre : c?est une véritable encyclopédie.

Les enfants entendent les histoires dès leur plus jeune âge, mais ils mettront quarante ans à en saisir toutes les significations.

Chaque symbole, chaque épisode, renferme des couches de sens qu?on découvre au fil de l?initiation.

Le savoir est donc exposé à tous, mais seuls les initiés savent ce qu?ils voient.

Par exemple, dans une histoire, un coq confié à des jeunes hommes se transforme en bélier, puis en taureau.

Pour un enfant, c?est un conte ; pour l?initié, c?est une leçon sur la transformation de l?énergie, du savoir et du pouvoir.

Le coq est un symbole du secret.

Ainsi, quand les initiés parlent de ?coq?, ils évoquent en réalité le secret sans jamais prononcer son nom.

Tout est dit, mais seul celui qui sait comprend.


Abidjan.net :Le secret est-il donc une forme de pouvoir ou un outil de préservation du savoir ?


Professeur Akiri Sylla : C?est les deux à la fois.

Le savoir est une puissance. Entre de mauvaises mains, il peut devenir dangereux. Il faut donc le protéger, mais aussi le transmettre.

D?où la nécessité de ?montrer en cachant? et de ?cacher en montrant?.

C?est cette tension qui a donné naissance à la fonction symbolique du langage en Afrique.

Le langage devient analogique, métaphorique : deux choses apparemment sans lien peuvent être associées par la tradition.

Ainsi, le coq devient le secret, non parce qu?il y a une ressemblance visible, mais parce que la société a établi ce lien symbolique.

Le savoir est alors visible de tous, mais visible seulement pour ceux qui détiennent la clé, l?initiation.


Abidjan.net :Cette organisation du savoir par le secret a-t-elle une portée sociale ou politique ?


Professeur Akiri Sylla : Oui, bien sûr. Le secret structure la hiérarchie sociale.

Celui qui détient le secret détient le pouvoir pas forcément politique, mais moral et spirituel. Les anciens, les prêtres, les chefs de culte, les devins, tous sont les gardiens du savoir secret. Ils en sont responsables, et c?est à eux de décider quand et à qui le transmettre.


C?est ce qui garantit la stabilité de la société traditionnelle. Celui qui révèle le secret sans autorisation est considéré comme un traître, parfois même maudit. Car briser le secret, c?est rompre l?équilibre du monde.


Abidjan.net : Est-ce que cette culture du secret existe encore dans les sociétés africaines modernes ?


Professeur Akiri Sylla :Oui, mais sous des formes différentes.

Elle ne se manifeste plus seulement dans les sociétés initiatiques, mais aussi dans nos institutions modernes.


Par exemple, certaines pratiques administratives, politiques ou religieuses reposent encore sur cette logique du ?non-dit?.

Même dans les familles, il y a des secrets de lignage, de transmission ou d?héritage qu?on ne dévoile pas à tout le monde.

La société contemporaine continue d?entretenir cette culture du secret, mais souvent sans en comprendre le fondement symbolique.


Abidjan.net :Finalement, que peut-on retenir de la philosophie du secret en Afrique traditionnelle ?


Professeur Akiri Sylla : Le secret n?est pas fait pour exclure, mais pour protéger. Il protège la connaissance, la société et même l?individu contre l?usage abusif du savoir.

Le secret, c?est aussi une pédagogie : il apprend la patience, l?humilité et le respect du temps.


On ne peut pas tout savoir tout de suite. Chaque chose vient en son temps, et celui qui sait doit d?abord apprendre à se taire.


C?est cette sagesse que nous avons un peu perdue aujourd?hui, dans un monde où tout doit être dit, vu et partagé. Mais dans la pensée africaine, le mystère fait partie de la vérité. Et la vérité, sans mystère, perd sa force.


Cyprien K.

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