Sous un soleil de plomb, les panneaux solaires flambant neufs de Boundiali scintillent au milieu de la savane. À perte de vue, des rangées de modules captent l?énergie du jour pour l?injecter dans le réseau électrique national. Cette image symbolise l?ambition de la Côte d?Ivoire : devenir un acteur majeur de la transition énergétique en Afrique de l?Ouest. Mais derrière cette volonté politique, le pays affronte encore de multiples défis techniques, financiers et climatiques pour atteindre ses objectifs de durabilité à l?horizon 2030.Un pays moteur, mais encore dépendant du gaz Avec une capacité installée de 2 907 mégawatts (MW) en 2023, la Côte d?Ivoire se positionne comme l?un des leaders régionaux en matière de production d?électricité. Selon la Direction générale de l?énergie, environ 69 % de cette production provient encore des centrales thermiques alimentées au gaz naturel, tandis que 31 % sont issues de sources renouvelables, principalement de l?hydroélectricité.Le pays dispose d?un réseau électrique étendu et relativement stable, une rareté dans la sous-région. En 2023, la production brute nationale a atteint 13 343 gigawattheures (GWh), dont 977 GWh exportés vers des pays voisins tels que le Ghana, le Burkina Faso, le Mali ou encore le Liberia. Ces chiffres illustrent la solidité du modèle ivoirien, mais aussi sa vulnérabilité : la dépendance au gaz reste structurelle. « Nous avons besoin du gaz pour stabiliser le réseau et accompagner la montée en puissance du renouvelable. C?est une phase de transition que nous assumons », confie Souleymane Diakité, ingénieur à la Compagnie ivoirienne d?électricité (CIE).
Des ambitions vertes affichées
Signataire de l?Accord de Paris sur le climat, la Côte d?Ivoire s?est engagée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 30 % d?ici 2030, tout en augmentant la part des énergies renouvelables à 45 % de son mix énergétique. Pour y parvenir, le gouvernement a élaboré une Stratégie nationale de transition énergétique articulée autour de projets concrets dont la Centrale solaire de Boundiali (37,5 MW, déjà opérationnelle) ; la Centrale solaire de Kong (50 MW, mise en service prévue pour 2026) ; la Centrale biomasse d?Aboisso (46 MW, en cours de finalisation) ; le Barrage hydroélectrique de Singrobo-Ahouaty (44 MW) ; la Centrale hydroélectrique de Boutoubré (140 MW).À cela s?ajoute un vaste programme d?électrification rurale, ayant permis de faire passer le taux de couverture de 45,6 % en 2017 à 88,1 % en 2023, selon le ministère des Mines, du Pétrole et de l?Énergie. « Nous voulons une énergie propre, accessible et compétitive. La transition énergétique est un levier pour l?industrialisation durable du pays », déclarait récemment Mamadou Sangafowa-Coulibaly, ministre en charge de l?Énergie, lors du Forum Ivoirien des Énergies Renouvelables (FIER) 2024.
Les obstacles d?une mutation complexe
Si la volonté politique est affichée, la réalité du terrain reste plus nuancée. Plusieurs défis ralentissent la marche du pays vers un modèle bas carbone. Premièrement le financement, nerf de la guerre. En effet, le coût d?un projet énergétique vert reste élevé. La centrale solaire de Kong, par exemple, représente un investissement de plus de 37 milliards de francs CFA, financé en partie par la Banque mondiale et l?Union européenne. La transition énergétique nécessite des centaines de milliards supplémentaires pour moderniser les réseaux, développer le stockage et soutenir les producteurs indépendants. « Le défi n?est pas seulement technique, il est surtout financier. Les bailleurs nous accompagnent, mais il faut attirer davantage d?investissements privés », explique Aïssata Kouadio, économiste spécialisée dans les politiques énergétiques à l?Université Félix Houphouët-Boigny. Ensuite, un renforcement des infrastructures s'impose. L?intégration des énergies renouvelables, notamment le solaire et la biomasse, exige un réseau robuste et intelligent. Or, certaines infrastructures de transport et de distribution restent vétustes. Des pertes techniques, estimées à près de 13 % de la production nationale, limitent encore l?efficacité du système. Dans les zones rurales, les coupures demeurent fréquentes malgré les efforts d?électrification. Pour y remédier, le gouvernement prévoit d?investir dans la digitalisation du réseau (smart grid) et la construction de stations de stockage d?énergie. Enfin, les effets du changement climatique marqués par la dépendance à l?hydroélectricité qui expose le pays aux aléas climatiques. Les épisodes de sécheresse réduisent le niveau des barrages, tandis que les pluies extrêmes provoquent des inondations qui fragilisent les infrastructures. Selon le Programme des Nations Unies pour l?Environnement (PNUE), la Côte d?Ivoire perd chaque année 1,5 % de son PIB à cause des impacts directs du changement climatique. Ces phénomènes menacent la durabilité même de certaines installations énergétiques.
L?équation sociale et environnementale
La transition énergétique n?est pas qu?une affaire de technologie ; elle implique aussi des considérations sociales. La construction du barrage de Singrobo-Ahouaty, par exemple, a nécessité le déplacement de plusieurs centaines de familles et la réinstallation de villages entiers. « On nous a promis des indemnisations, mais beaucoup attendent encore. On a perdu nos champs, notre mode de vie », témoigne Kouamé Koffi, habitant de Singrobo à 143,8 km d'Abidjan sur l'autoroute du Nord. Ces tensions illustrent un enjeu crucial : réussir une transition juste, qui concilie impératifs écologiques, croissance économique et justice sociale.
Des opportunités à saisir
Malgré ces obstacles, la Côte d?Ivoire possède un potentiel énergétique considérable. Le pays dispose d?un ensoleillement annuel moyen de 2 000 heures, d?un potentiel hydroélectrique encore sous-exploité estimé à 3 000 MW et de gisements de biomasse agricole représentant plus de 12 millions de tonnes de résidus par an.À cela s?ajoute un positionnement stratégique dans le marché ouest-africain de l?électricité (WAPP), qui pourrait permettre à Abidjan de devenir le hub énergétique de la sous-région. « L?énergie verte est une opportunité économique et géopolitique. Si la Côte d?Ivoire accélère sa transition, elle pourra exporter non seulement de l?électricité, mais aussi son savoir-faire », souligne Dr. Habiba Fofana, consultante en transition énergétique.
Vers une Côte d?Ivoire durable
L?horizon 2030 s?annonce donc décisif. Pour respecter ses engagements, la Côte d?Ivoire devra porter sa capacité installée à 4 463 MW, tout en réduisant la part du thermique à moins de 55 % du mix.
Mais au-delà des chiffres, c?est un changement de paradigme qu?il faut amorcer : former des ingénieurs spécialisés dans les EnR, soutenir l?innovation locale, et promouvoir une culture énergétique responsable. « La transition énergétique, c?est l?affaire de tous : l?État, les entreprises, les chercheurs et les citoyens. Chacun doit être acteur du changement », résume Jean-Luc Assi, ministre de l?Environnement et du Développement durable.
Une lumière au bout du réseau
Entre promesses et paradoxes, la Côte d?Ivoire avance sur le chemin de la transition énergétique. Les centrales solaires poussent, les barrages s?étendent, et les ambitions se précisent. Mais l?équation reste délicate : comment verdir un système encore largement dépendant du gaz, tout en assurant la croissance d?un pays en pleine industrialisation ?La réponse réside sans doute dans un équilibre entre réalisme et audace. Comme le résume joliment Konan Maxime, ingénieur de Boundiali « L?énergie verte, ce n?est pas seulement une question de technologie, c?est une promesse d?avenir. »
Cyprien K.