jeudi 28 fevrier 2013 par Nord-Sud

Dans cet entretien qu'il nous a accordé, l'enquêteur principal d'Amnesty international explique pourquoi les Forces républicaines de Côte d'Ivoire (Frci) et les dozos sont particulièrement mis en cause dans le dernier rapport de son organisation.

Vous dites que Amnesty international est impartiale, pourtant l'intitulé de votre rapport,  Côte d'Ivoire : La loi des vainqueurs , semble être la reprise des discours du Front populaire ivoirien
C'est peut-être les termes du Fpi. Ça ne veut pas dire qu'Amnesty souscrit aux termes prônés par le Fpi (Front populaire ivoirien, ndlr). Nous disons dans notre rapport et dans le titre que nous avons choisi pour le résumer que la justice des vainqueurs fait notamment partie des préoccupations d'Amnesty. Nous parlons des arrestations, des détentions dans des lieux illégaux, notamment au camp du Génie militaire d'Adjamé, le camp militaire de la Place de la liberté, à Yopougon. Dans ces deux endroits, des dizaines de personnes ont été détenues de manière illégale. Durant leur détention, certaines d'entre elles ont été torturées. A la Place de la liberté, par exemple, il y a un des détenus qui nous a rapporté que du plastique fondu a été déversé sur leurs dos. D'autres nous ont raconté qu'ils avaient les mains liées dans le dos et ils avaient été plongés dans des barriques d'eau. Par ailleurs, à San Pedro, il y a d'autres personnes qui ont été arrêtées et qui ont subi des tortures à l'électricité. Au regard de ces faits, peut-on nous reprocher d'épouser les thèses du Fpi ? Notre travail, c'est de mettre à jour les préoccupations, s'agissant de la question des violations des droits de l'Homme et surtout de faire des recommandations aux autorités dans le sens de leur amélioration.

Votre dernier rapport met en cause des pro-Ouattara. Avant, c'étaient les pro-Gbagbo que vous indexiez. On a l'impression que vous produisez des rapports complaisants juste pour faire de l'équilibrisme, pour montrer que vous êtes impartiaux
Notre idéal, c'est l'impartialité. Nous dénonçons des abus et des exactions de tous les côtés. Quand le président Laurent Gbagbo était aux affaires, Amnesty a eu l'occasion de dénoncer les exactions perpétrées par les Forces de défenses et de sécurité, durant la période postélectorale, notamment des personnes qui ont été tuées à Abobo. D'autres personnes ont été victimes lors des contrôles, surtout à des barrages par des miliciens qui soutenaient l'ancien président Gbagbo. Amnesty a eu l'occasion de dénoncer ces exactions. Au même moment, quand des personnes qui soutenaient l'action du président Alassane Ouattara et qui soutenaient le président de l'Assemblée nationale, Guillaume Soro, ont perpétré des abus et des violations des droits de l'Homme, Amnesty les a également dénoncés. Ce n'est pas du tout un équilibrisme. Quand il y a violation des droits de l'Homme, il ne faut pas rester les bras croisés, il faut véritablement en parler après enquêtes. On ne porte pas des informations qui sont aussi lourdes sans d'avoir pris le soin d'enquêter.

Est-ce que présenter ce rapport maintenant ce n'est pas voler au secours de Laurent Gbagbo ?
Quand nous travaillions sous l'administration Gbagbo, et que nous dénoncions des violations des droits de l'Homme, les gens nous accusaient de travailler pour les Forces nouvelles, pour le camp du président Alassane Ouattara. Nous n'avons pas de parti. Notre seul parti est le respect des droits de l'Homme. Si c'est sur cela qu'on nous fait le reproche, nous disons que nous ne travaillons pour aucun parti politique, ni pour aucune idéologie. Nous militons pour le respect de la règle de droit.

Vous dites que l'attaque de Nahibly a été préméditée. Pourquoi n'avez-vous pas alerté les autorités ivoiriennes pour anticiper cette attaque?
Dans l'attaque contre le camp de Nahibly, nous avons rapporté des faits. Au petit matin du 20 juillet 2012, il y a une partie de la population civile, des chasseurs traditionnels dozos, ainsi que des Forces républicaines de Côte d'Ivoire qui ont pénétré dans ce camp pour commettre des violations de droits humains. Nous avons aussi relevé l'assassinat de quatre personnes dans le quartier de ?'kôkôma'' ; ces personnes tuées étaient des Malinkés. Nous estimons que des trois groupes, les dozos et les Frci n'avaient pas le droit de se faire justice. Il y a des tribunaux, il y a des enquêtes qui doivent être menées avant de dire que des personnes déplacées sont à l'origine des ces assassinats. Il faut, avant de porter ce genre d'accusations, il faut quand même le démontrer. Par ailleurs, Il y a plusieurs personnes qui ont été exécutées de manière extrajudiciaire, d'autres sont portées disparues. Les autorités ont avancé le chiffre de six. Nous estimons que ce chiffre est supérieur à quatorze, puisqu'il y a des corps qui n'ont pas été identifiés. Il y a d'autres corps qui ont été retrouvés par la suite dans la région de Duékoué.

Dans le camp de Nahibly, il n'y avait pas que des déplacés. Il y avait aussi des bandits
Nous estimons que la sécurité est un droit et que les personnes chargées du maintien de l'ordre et de la sécurité ont le droit et l'obligation de procéder à des arrestations quand ces personnes ont été identifiées. Mais on ne peut pas porter une accusation de ce genre avant de mener des enquêtes et d'entendre des personnes concernées directement.

Pourquoi revenez-vous sur la question de Duékoué et de Nahibly alors que déjà en 2012, vous avez attiré l'attention des autorités sur la situation dans ces deux localités ?
Nous avons attiré l'attention des autorités effectivement en juin 2012 à la suite d'une enquête que nous avons menée en avril et mai 2012. Cette enquête conclut que des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité ont été perpétrés. Ce sont des charges très lourdes. Si nous revenons sur les événements de Duékoué et de Nahibly, j'ajouterais même les exécutions de gendarmes à Bouaké, c'est parce que nous voyons que la justice ne fait pas son travail. Pour l'instant, il n'y a que les partisans de Laurent Gbagbo qui ont été arrêtés. Certains sont à l'extérieur du pays. D'autres ont été arrêtés sur la base de leur nom, détenus au camp du Génie militaire et à la Place de la liberté. Si nous revenons sur ces faits, c'est parce que nous constatons qu'il y a une sorte de justice des vainqueurs, la loi est du côté des vainqueurs. Nous estimons qu'il y a d'autres personnes qui ont été lésées, alors qu'elles ont été victimes de violations des doits de l'Homme. Il y a des femmes qui ont été victimes de violences sexuelles ou de viols durant cette période. Les personnes à l'origine de ces exactions peuvent être facilement identifiées. C'est pour cela que nous revenons sur ces cas pour que la lumière soit faite sur ces événements. Quand on frappe un homme ou une femme, il y a souvent du sang qui jaillit. Mais si on frappait sur une vérité, il y a la lumière qui peut sortir. C'est ce que nous souhaitons.

Que recherchez-vous en présentant ce rapport, pendant que se déroule l'audience de confirmation des charges contre l'ancien président, Laurent Gbagbo à La Haye ?
La liberté d'expression existe, les gens ont le droit de tirer des conclusions. Nous estimons que les victimes ou leurs parents n'ont plus le temps d'attendre. Qu'est-ce qu'on va dire à la famille de Romaric qui est décédé sous la torture à Blockhaus ? Qu'est-ce qu'on va dire à la famille de Serge Hervé Kribié tué par les Frci sous la torture à l'électricité à San-Pedro ? Va-t-on leur dire qu'il faut attendre ?

Qu'attendez-vous de l'Etat de Côte d'Ivoire après ce rapport ?
Il y a des recommandations qui sont très simples, qui ne coûtent pas de l'argent, notamment mettre fin à la torture, fermer les lieux illégaux de détention. Cela ne coûte rien du tout. Ouvrir des enquêtes, traduire les responsables devant les tribunaux, ne coûtent rien du tout. En ce qui concerne les chasseurs traditionnels dozos, ils n'ont pas le droit d'exercer des fonctions de police. Il faut mettre fin à l'exercice de fonction de certains miliciens dozos.

Les avocats de Gbagbo disent que la tuerie des femmes à Abobo n'est que du montage. Vous qui avez enquêté, qu'est-ce que vous en dite et quelle est votre réaction face à l'argumentaire de la défense de l'ancien président ?
Je ne peux pas commenter cela. Nous avons écrit un rapport l'année dernière, je vous renvoie à ce document.

Entretien réalisé par Danielle Tagro

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