lundi 26 janvier 2015 par Ivoirejustice

Ange Rodrigue Dadje est l'avocat de Simone Gbagbo dans le cadre de son procès à Abidjan. Dans un long entretien avec Ivoire Justice, il parle de l'affaire, raconte son parcours pendant la crise et donne, entre autres, son analyse sur la justice ivoirienne. Certaines questions posées ont été proposées par les followers de la page Facebook d'Ivoire Justice.

Propos recueillis par Daouda Coulibaly

Ivoire Justice : Que signifie procès en assises des pro-Gbagbo ?

Ange Rodrigue Dadje : Les assises, c'est la juridiction qui juge les personnes poursuivies pour crime. Les gens disent des pros-Gbagbo parce que, pour ces assises spécifiques, ce sont des personnalités proches du président Laurent Gbagbo qui sont jugées.

IJ : De quoi Simone Gbagbo est-elle accusée au juste ?

ARD : C'est simple, il faut prendre l'arrêt d'accusation. Et dans cet arrêt, vous avez la liste des infractions pour lesquelles elle est poursuivie (). Vous avez : atteinte à la défense nationale, attentat ou complot contre l'autorité de l'État, constitution de bande armée, direction ou participation à une bande armée, participation à un mouvement insurrectionnel, trouble à l'ordre public, coalition de fonctionnaires, rébellion, usurpation de fonctions, tribalisme et xénophobie. Voilà, ainsi résumé, ce pour quoi elle est poursuivie.

À (re)lire aussi --> La liste des crimes pour lesquels Laurent Gbagbo est accusé par la CPI

IJ : Que signifie atteinte à la sureté de l'État ?

ARD : On dit atteinte à la sureté de l'État de façon générique. Sinon, la vraie infraction c'est atteinte à la défense nationale . Ces infractions sont définies dans le Code pénal. De façon simple, cela veut dire que les personnes poursuivies pour atteinte à la défense nationale ont posé des actes en vue de déstabiliser un régime en place.

IJ : Quelle est la peine maximale que Simone Gbagbo risque de se voir attribuer ?

ARD : La peine maximum pour ce genre de délit est de 20 ans de prison. Maintenant, puisqu'il y a plusieurs infractions, il peut y avoir un montage pour cumuler les infractions. Cette décision d'aménagement revient au juge.

IJ : Juge-t-on Simone Gbagbo parce qu'elle a été la femme du président Laurent Gbagbo ou en tant que militante du FPI ? A-t-elle eu une responsabilité directe ou même indirecte dans la gestion de la sécurité nationale ?

ARD : Pour la première question, je pense qu'on lui fait ce procès parce qu'elle est la femme du président Laurent Gbagbo et parce qu'elle est militante du FPI. Elle a eu les deux qualités. Je pense que ce sont les raisons officieuses pour lesquelles elle est jugée aujourd'hui. Pour ce qui est de la gestion sécuritaire du pays, elle n'a jamais eu de responsabilité.

L'appareil sécuritaire, il est structuré. Le président de la République est le chef suprême des armées. En dessous de lui, vous avez différentes structures, dont le ministère de la Défense, vous avez le chef d'état-major particulier, vous avez le chef d'état-major, vous avez les différents généraux de corps d'armes.

À aucun moment, dans cette nomenclature militaire, vous n'avez vu Simone Gbagbo être nommée à un quelconque poste, sauf erreur de ma part.

IJ : Que répondez-vous alors aux personnes qui affirment que Simone Gbagbo était la patronne des escadrons de la mort ?

ARD : Avez-vous vu les escadrons de la mort quelque part ? C'est une fiction des gens. D'abord, on commence par dire qu'elle gère ou dirige l'armée. L'armée, c'est réel. Ceux qui ont dirigé l'armée, tous les différents dirigeants des corps d'armes, de la marine à la gendarmerie, en passant par la police nationale, ils ont tous été connus jusqu'à la fin de la crise.

Madame Gbagbo n'y avait pas de poste. Maintenant, on parle d'un escadron imaginaire. Pour moi, il n'existe pas et il n'a jamais existé.

IJ : Pourquoi votre cliente est-elle en détention alors que d'autres sont en liberté provisoire ?

ARD : C'est le pouvoir en place qui peut vous répondre, puisque les libertés provisoires sont accordées selon leurs inspirations et à la tête du client.

IJ : Y-a-t-il une chance qu'elle gagne et soit libérée ? Et si oui, est-ce possible avant les élections ?

ARD : Le procès en assises n'excèdera pas plus de trois mois. Au bout de trois mois, on aura fini avec ce procès et des décisions seront rendues. Maintenant, y a-t-il des chances de gagner ?

Si la justice ivoirienne reste indépendante et s'affranchit de la pression politique, en principe, madame Gbagbo devrait gagner son procès sur la base de l'argumentaire que nous allons développer. Mais si c'est une justice qui est aux ordres, en ce moment-là, je pourrais dire que la décision qui va être rendue, c'est celle que va lui communiquer le gouvernement ivoirien.

IJ : Qu'espérez-vous de ce procès ?

ARD : Naïvement, au début j'espérais la vérité. La vérité pour les victimes. Parce qu'il y a des victimes pro-RHDP, pro-Gbagbo et pro-rien du tout qui sont de vraies victimes et qui ont été agressées, pillées, ou même tuées, et qui ont besoin de la vérité.

Aussi, les gens qui sont en prison ont besoin de la vérité. Donc, j'attendais de ce procès la manifestation de la vérité. Mai, tel que je vois le déroulement de ce procès, je ne sais pas si on est en train de partir à la manifestation de la vérité.

Moi, je ne rentre pas dans la politique. Que tu sois du nord, du sud, de l'est ou de l'ouest, si tu as subi des dommages physiques ou matériels, c'est ce qui est le plus important. C'est pourquoi je tiens au respect des victimes. Quelles que soient leurs origines ethniques ou politiques, je les considère comme de simples victimes.

Malheureusement, les victimes elles-mêmes, au lieu de rester dans leur posture de victimes, ont décidé de se donner une coloration politique. Parmi ces victimes-là, il y a de fausses victimes. Des personnes qui essayent de profiter du fait que l'État de Côte d'Ivoire veuille dédommager les victimes.

Nous, on vous dira ici que ce n'est pas un procès pour crime, mais plutôt un procès pour atteinte à la sûreté de l'Etat. Ici, ces personnes viennent comme témoins. Comme elles ont besoin de justifier leur qualité de victime, pour qu'on puisse leur donner de l'argent par la suite, elles se sentent souvent obligées de mentir.

Certaines d'entre elles n'ont pas subi de véritable préjudice ou, parfois, elles ont subi des préjudices, mais ce ne sont pas les personnes en face d'elles qui ont commis ces actes à leur encontre. Mais elles se sentent quand même obligées de dire que ce sont ces personnes-là, parce qu'il faut forcément justifier son futur dédommagement. Et ça, je trouve que c'est dommage.

IJ : En tant qu'avocat de Simone Gbagbo, quelles sont les difficultés auxquelles vous êtes confronté dans l'exercice de votre fonction ? Faites-vous l'objet d'intimidation ou de pressions de quelque nature que ce soit ?

ARD : Pendant la crise ivoirienne, j'étais en France. Je n'ai pas assisté à la crise. Tout ce que j'ai su, c'est ce qui m'a été raconté ou ce que j'ai vu dans les medias. Quand j'ai estimé qu'il y avait une période d'accalmie, et que je pouvais rentrer, j'ai été arrêté à l'aéroport, conduit à la Direction de la surveillance du territoire (DST). J'ai été présenté, par le ministère de l'Intérieur, comme étant le cerveau d'une organisation criminelle qui aurait acheté des armes, avec des éléments de preuve à l'appui.

J'ai trouvé ça dommage pour une grande république comme celle de la Côte d'Ivoire. Qu'au plus haut niveau, qu'on puisse faire de telles déclarations et prétendre qu'on a des éléments de preuve. J'ai été gardé à la DST pendant plusieurs semaines. Ensuite, j'ai été transféré à la Maison d'arrêt et de correction d'Abidjan (MACA) pendant plusieurs mois. Pour qu'à la fin de mon instruction, on se rende compte qu'il n'y a jamais rien eu.

Ange Rodrigue Dadje

() Aujourd'hui, les clients qui sont censés venir travailler avec moi se posent la question de savoir s'ils font bien de travailler avec un pro-Gbagbo qui défendait madame Gbagbo et qui aurait été poursuivi par le gouvernement pour avoir tenté de déstabiliser le pouvoir.

Pourtant, sous Gbagbo, j'ai défendu des gens du RDR et du PDCI. J'ai été arrêté et j'ai subi ce que j'ai subi simplement parce que je suis l'avocat de madame Gbagbo. Je suis l'avocat de Simone Gbagbo depuis 2008. Je ne suis pas devenu son avocat à la faveur de la crise.

Aujourd'hui, mon préjudice, il est énorme. Je le vis au jour le jour. Malheureusement, je suis aussi une victime de cette crise. Je ne le crie pas sur tous les toits. Ce que je subis, les avocats qui défendent les autres accusés subissent la même chose. Ils le vivent également au jour le jour.

IJ : Comment a-t-elle vécu le contraste entre vivre dans le luxe du palais et du salaire présidentiel, pendant des années, et la précarité d'une prison ?

ARD : Madame Gbagbo est une dame qui est simple. Et qui n'a pas besoin de luxe pour vivre. Elle n'est pas née dans le luxe. Elle était l'enfant d'un gendarme. Laurent Gbagbo n'a été président qu'en 2000. Et avant comment vivait-elle ? Elle a toujours élevé ses enfants dans la modestie. Donc, ce n'est pas parce qu'elle a vécu au palais présidentiel qu'elle perd de vue d'où elle vient.

IJ : Jeune, elle était une femme inspirée du marxisme, et d'autres idées de gauche, qui ont pour objectif une société équitable. Qu'est-ce qui l'a alors poussé à prononcer des mots xénophobes tels que les étrangers ont occupé nos marchés, nos ports, le vivrier, les petites et moyennes entreprises, le secteur informel. Les Ivoiriennes et les Ivoiriens sont obligés de se confier à eux, avant de se faire une petite place. L'économie, le sol, le sous-sol, tout est pillé chaque jour. (Selon une citation de l'agence PANA) ?

ARD : Dans cette phrase, il y a quoi de xénophobe ? Au Gabon, on dit Gabonais d'abord ! . Est-ce à dire que les Gabonais sont xénophobes ? Dire la différence entre les ivoiriens et les étrangers, je ne sais pas en quoi c'est xénophobe. C'est quoi la définition de la xénophobie ? C'est dire que quelqu'un est non ivoirien ? Ou encore lorsque je dis que près de 80 % des cafés à Paris appartiennent aux Chinois. C'est ça être xénophobe ? Dire cela est vrai. [Selon la Fédération des buralistes d'Ile-de-France, 45 % des 3 000 bars-tabacs de Paris et sa région appartiennent à des Français originaires d'Asie, NDLR]

Dire à une personne qu'elle est burkinabée, ce n'est pas une insulte. Dire que les chinois ont acheté tous les cafés de Paris, est-ce que c'est une déclaration xénophobe ? Je vous mets au défi de me trouver une seule déclaration de Simone Gbagbo ou elle tient des propos xénophobes. Vous n'en trouverez pas, parce qu'il n'y en a pas. Depuis des années où elle est en prison, on dit qu'elle est xénophobe. Mais, jusqu'à présent, il n'y a pas d'élément de preuve qui atteste cela. Pourtant, elle a tenu plusieurs meetings publics. Pourquoi veut-on la faire passer pour ce qu'elle n'est pas ?

IJ : Pourquoi avoir accepté d'être l'avocat d'une femme réputée si dure ?

ARD : Je suis avocat. Mon rôle, c'est de conseiller et défendre des gens. Je défends madame Gbagbo depuis 2008. C'est mon travail, et madame Gbagbo est l'une de mes clientes, parmi tant d'autres. J'ai des clients de tous les bords politiques. Dans mon cabinet, on ne fait pas de tri de clients selon leur ethnie, leur religion ou leur nationalité.

J'étais déjà avocat lorsque j'ai été contacté par madame Gbagbo. Ce n'est pas madame Gbagbo qui m'a rendu avocat. Je ne suis pas non plus militant du FPI. Pourquoi devrais-je refuser de défendre madame Gbagbo ?

IJ : Que pensez-vous de la justice ivoirienne, croyez-vous en elle ?

ARD : Je crois en la justice ivoirienne parce que nous avons de bons magistrats. Le seul souci que nous avons, c'est que ces magistrats-là subissent des pressions du pouvoir politique. La justice ne s'est pas encore affranchie de ce lien de subordination avec l'exécutif. Et cela n'existe pas seulement depuis Ouattara, mais depuis bien longtemps.

Elle s'est juste aggravée avec la crise, où un camp a pris le dessus sur un autre camp. Il y a une volonté manifeste de vengeance. Du coup, la pression sur les magistrats est très forte, au point de les conditionner. J'ai foi en la justice ivoirienne, mais je prie Dieu qu'elle puisse s'affranchir de la subordination de l'État.

IJ : Un procès à La Haye ne serait-il pas plus équitable pour votre cliente, Simone Gbagbo ?

ARD : Parce que vous pensez que la CPI est une juridiction indépendante ? Sur la base de quoi la CPI poursuit-elle les pro-Gbagbo et pas les pro-Ouattara ? Alors que certains crimes pro-Ouattara ont eu lieu bien avant. () Pour moi, un procès à La Haye ne règle aucun problème.

Le procès à La Haye ne sera pas meilleur que le procès en Côte d'ivoire. En plus, j'estime qu'un Ivoirien, digne de ce nom, mérite d'être jugé dans son propre pays.


IJ : À titre personnel, croyez-vous en la réconciliation en Côte d'Ivoire ?

ARD : Je ne crois pas en la réconciliation en Côte d'Ivoire. Rien n'est fait pour que les Ivoiriens se réconcilient. Il y a une catégorie d'ivoiriens qui est silencieuse, et une autre catégorie qui est très bruyante, parce qu'elle est au pouvoir.

Il n'y a aucun acte de réconciliation qui soit véritablement posé. À partir du moment où il y a eu des morts dans les deux camps, il devrait y avoir un mea-culpa dans les deux camps.

Maintenant, si on veut aller à une vraie réconciliation, il faut mettre les deux camps au même niveau. Si on doit juger, il faut juger les deux camps, si on doit libérer, il faut libérer les deux camps, et faire table rase du passé.

Chaque fois qu'il y aura seulement un camp qui sera victime de la justice des vainqueurs, c'est les sillons de nouvelles frustrations que nous serons en train de tracer, et qui engendreront les mêmes effets.

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