lundi 26 octobre 2015 par L'intelligent d'Abidjan

Observateur averti de la scène politique ivoirienne, Alafé Wakili explique en quoi ce scrutin du 25 octobre est un tournant important pour le pays.
Cinq ans après les turpitudes vécues par le pays du fait de la crise postélectorale qui a suivi l'élection de 2010, les Ivoiriens veulent tourner la page avec ce scrutin présidentiel du 25 octobre. Avec Alassane Ouattara largement favori, l'enjeu porte, au-delà du résultat, sur les choix qui seront opérés sur les plans économique, politique et de la justice afin de stabiliser le pays et de tourner définitivement la page. Sur tous ces points, Alafé Wakili* s'est confié au Point Afrique.

Le Point Afrique : Ce scrutin signifie-t-il que la page de la crise de 2010-2011 est définitivement tournée ?
Alafé Wakili : Non, la page de la crise ne peut pas être définitivement tournée, ni en quatre ans ni avec cette élection. D'autant plus que la crise postélectorale est la conséquence des crises successives qui ont suivi la mort du premier président, Félix Houphouët-Boigny, et qui ont été mal réglées, jusqu'à l'élection de 2010. Toutes ces crises ont été caractérisées par des abus de part et d'autre, et par le règne total de l'impunité. C'est, au-delà du simple contentieux électoral, le sentiment et la conscience de l'impunité qui ont été la cause lointaine, certes, mais principale, de mon point de vue, de la violence de 2010. Cette fois-ci, des tensions existent, des menaces existent, mais ceux qui seraient tentés de commettre des exactions, dans les deux cas, savent qu'ils devront y répondre. Au Burkina Faso, pour la seule mort de Thomas Sankara, et aussi celle du journaliste Norbert Zongo, le pays n'a pas connu de stabilité durant de longues années. En Côte d'Ivoire, il est difficile, en quatre années, de solder les comptes d'une crise qui a fait 3 000 morts, et d'une crise qui n'est qu'un élément de la longue crise que vit le pays depuis 1993. Cette élection sera un début de fin de crise. La fin de la crise sera marquée à partir de 2020-2025 par l'avènement de nouveaux leaders au pouvoir, en dehors des leaders historiques, contemporains de l'ère Houphouët, que sont Gbagbo, Bédié, Ouattara et leurs plus fidèles lieutenants.

Sur le scrutin même, que penser des accusations de "double inscription" sur le fichier électoral de la part notamment de Charles Konan Banny ?
Un fichier électoral parfait n'existe pas. Si vous fouillez bien, vous verrez que celui de 2010, considéré comme consensuel et accepté par tous, présente lui aussi des anomalies, mais sans doute marginales. Pareil pour la liste actuelle basée sur celle de 2010, qui avait été nettoyée et désinfectée selon les mots des dirigeants de l'époque. Les estimations de départ faisaient état de 8 à 9 millions d'inscrits. Finalement, nous avions eu en 2010 moins de 6 millions d'inscrits. Si, comme le souhaite le président Koulibaly (qui s'est retiré de la course présidentielle), les 3 millions estimés qui restaient avaient pu être inscrits, cela aurait été l'objet d'une nouvelle polémique. Le professeur Koulibaly a réclamé l'ouverture de l'inscription pour prendre en compte trois millions d'électeurs potentiels, alors qu'au début de l'inscription l'opposition soupçonnait le RHDP, au pouvoir, de vouloir naturaliser trois millions d'étrangers pour les inscrire sur le fichier électoral. Il faut savoir qui sont les trois millions d'exclus. C'est plus important que 1 000 ou 2 000 cas de doublons, qui ne peuvent pas jouer sur le résultat du scrutin.

Comment expliquer le peu d'engouement que suscite cette élection dans le pays ?
Dire qu'il y a peu d'engouement est une perception à relativiser à ce stade, dans l'attente du taux réel de participation, sous le regard des observateurs. C'est dans les urnes que cela se jouera. De plus, en 2010, les Ivoiriens avaient été privés de présidentielle pendant dix ans. Cette année, il se trouve qu'ils sont allés à l'élection il y a seulement quatre ans et demi, et que cette élection a conduit à la crise, et que la victoire de cette élection est toujours revendiquée par le camp Gbagbo. Le contexte est totalement différent, les enjeux ne sont pas identiques. Il ne faut pas s'attendre à une participation identique à l'élection de 2010 qui intervenait dix ans après le scrutin calamiteux de 2000, et qui était considérée comme la vraie élection concurrentielle voulue par tous. Cette année, le camp de Gbagbo avait en majorité fait le choix du boycott, et de la revendication de la victoire de 2010. Cela dit, il faudra attendre dimanche pour avoir l'état réel de l'engouement.

D'un côté, il y a la machine Ouattara, de l'autre, une opposition dispersée. Que faut-il retenir ?
Retenir que, dès le 11 avril 2011, et peut-être même depuis l'hôtel du Golf, le camp Ouattara a commencé à préparer le scrutin et qu'il s'en est donné les moyens en cours de route avec l'appel de Daoukro, que les autres ont hésité entre boycott, participation, coup d'État, révolte ou insurrection à la Burkinabè. L'opposition dans son ensemble n'a pas voulu jouer franchement le jeu démocratique. Ils se sont laissé abuser par la propagande de la machine Ouattara et ont cru qu'il était impossible de le battre. Pourtant, le sort de Gbagbo et l'issue des élections au Nigeria, sans oublier le cas Wade, indiquent bien qu'en Afrique on peut organiser des élections et les perdre. L'opposition n'y a pas cru.

Comment chaque force politique peut-elle se positionner après l'élection ?
Les enjeux pour Ouattara sont simples : obtenir un bon taux de participation, un suffrage au-delà des 2,4 millions de voix qu'il avait eues en 2010 pour montrer que l'adhésion à sa politique est réelle, que le RHDP reste la principale force politique du pays. Pour l'opposition divisée sans leader unique, l'enjeu est le contraire : une grande abstention pour exprimer le contraire des enjeux et objectifs de Ouattara. Au milieu, il y a un camp modéré, celui des adversaires de Ouattara ce dimanche. Selon les résultats, ils pourront incarner une troisième voie, celle du refus du boycott, mais un refus qui n'est pas une adhésion à Ouattara. Il s'agira alors de voir si Affi N'Guessan, Konan Banny et Kouassi Konan Bertin, qui ont joué le jeu, sauront se rassembler avec le camp du boycott pour obtenir une majorité au Parlement et aux élections locales. Cela est possible si les ambitions individuelles refont surface au sein du RHDP. Vous savez, cet enjeu paraît tout aussi important, d'autant que, malgré notre Constitution dite présidentialiste, si le chef de l'État n'a pas de majorité au Parlement, il devient faible comme le président français.

La réconciliation nationale tant promise n'a pas encore produit ses effets dans le pays. Pensez-vous que la question se pose encore aujourd'hui ?
Oui. La question de la réconciliation se pose toujours. Elle se posera encore longtemps. En Afrique du Sud, la réconciliation continue de se faire. Au Rwanda, également. La question aussi est de savoir si nous devons continuer la même forme de réconciliation que depuis toujours, à savoir celle du pardon des politiques, celle de l'amnistie et de l'impunité. Cette forme de réconciliation ne nous a pas mis à l'abri. Faut-il la poursuivre ? C'est ce que certains réclament, au lieu de réclamer une justice pour tous, et non une justice sélective. Quand on dénonce une justice des vainqueurs, ce n'est jamais au nom d'une justice pour tous, mais plutôt d'une injustice pour tous. Le camp Gbagbo n'admet pas qu'il a commis des fautes, mais il réclame plutôt la justice contre le camp Ouattara. On aura un début de réconciliation lorsque le camp Gbagbo reconnaîtra ses torts et exigera en retour que les torts du camp Ouattara soient reconnus. Nous ne sommes pas encore dans un tel schéma. Et la réconciliation peut encore attendre, car au fond personne n'accepte la lutte contre l'impunité et chacun veut toujours avoir la possibilité d'utiliser sa position à la tête de l'État pour commettre des abus et des exactions sans avoir à rendre des comptes. Si les vainqueurs de demain, comme ceux d'aujourd'hui, sont convaincus qu'ils devront rendre compte, comme les vainqueurs d'hier, qui sont devenus aujourd'hui des vaincus, un grand pas aura été fait. La clé de la paix et de la réconciliation, c'est la fin de l'impunité.

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