mercredi 18 avril 2018 par Pôle Afrique

Mot du Directeur de la publication

Aujourd'hui j'ai décidé de laisser ma place à une autre voix. À tous les sens du terme puisque c'est la première fois que Christophe Kaiser écrit dans cet organe de presse en ligne, PoleAfrique.info, et aussi parce que sa lecture de l'affaire du bombardement de la Syrie par les USA, la France et la Grande-Bretagne est différente de la version officielle.

Je vous rassure, il n'est aucunement question ici de faire la part belle à une quelconque vision complotiste de la marche du monde. Ce n'est pas du tout le style de la maison. Au contraire. Mais bien plutôt, d'analyser les mêmes événements, de façon concrète, distanciée et factuelle, avec une perspective que des informations généralement moins connues, rend différente. Christophe Kaiser est un analyste, aujourd'hui indépendant. Il a travaillé pour un think tank européen, le Centre d'Etude et Prospectif Stratégique (CEPS) où il a produit de nombreux rapports.

Nous avons décidé d'ouvrir nos colonnes à son analyse, non par esprit de contradiction, mais parce qu'elle est sérieuse et étayée, qu'elle éclaire les faits d'un nouveau jour et que notre rôle n'est pas d'emboîter le pas des versions officielles sans les questionner.

Philippe Di Nacera

Directeur de la publication

Il nous a été donné d'assister à la montée en puissance des antagonismes dans le monde à partir du territoire syrien entre quelques protagonistes. Cette escalade s'est terminée dans la nuit de vendredi 13 au samedi 14 avril 2018 par des frappes militaires américaines, françaises et britanniques sur la Syrie, visant des sites militaires et un centre de recherche soupçonnés d'héberger des armes chimiques du régime syrien, à Damas et près de Homs. Quel sens donner à cette opération éclaire ? Y a-t-il encore un sens aux opérations menées par la coalition occidentale ?

Les Etats-Unis et la France se devaient de tenir leur ligne rouge , afin de ne pas perdre la face. L'élément déclencheur a été l'attaque chimique supposée du samedi 7 avril 2018 à Douma, ville de la Ghouta orientale, à l'est de la capitale syrienne. Essayons de fournir une grille de lecture pertinente en regards de la chronologie des faits depuis le début du printemps arabe syrien en 2011, le modelage d'une opinion publique et les enjeux du monde au travers du prisme syrien. Si, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les fragilités des systèmes économiques et politiques n'ont cessé de remettre en cause les stratégies, la Défense s'est toujours conformée aux variations de l'histoire et quelques grandes tendances de fonds peuvent être décryptées au travers de ces événements.

À l'origine, le Président Bashar Al-Assad passe bien auprès d'un bon nombre d'États occidentaux. Peu après avoir succédé à son père, le Président Jacques Chirac l'avait d'ailleurs élevé au grade de grand-croix de la Légion d'honneur en 2001, une distinction dont la France annonçait hier, lundi 16 avril 2018, deux jours après les frappes militaires, engager une procédure disciplinaire pour la lui retirer. Le 14 juillet 2008, il est l'invité du Président Nicolas Sarkozy à la fête nationale française, au défilé du 14 juillet sur les Champs-Élysées. Il est alors fréquentable.

À cette époque, l'Europe est souvent privée de gaz russe, en raison des tensions entre la Russie et l'Ukraine, le gaz transitant par l'Ukraine. Le Président syrien aspire alors à faire de son pays un carrefour énergétique des ressources pétrolière set gazières du Moyen-Orient vers l'Europe, compte tenu de sa situation géographique entre les quatre mers : la mer Caspienne, Noire, Méditerranéenne et le Golfe et donc située au carrefour de plusieurs gisements. Il joue concomitamment les bons offices pour la France et participe à des négociations de libération d'otages français dans cette partie du monde avec laquelle Damas entretient des relations anciennes, allant même jusqu'à établir à cette époque de bonnes relations avec Israël. Pour s'affranchir de l'approvisionnement russe et compte tenu de ses bonnes relations avec le Qatar, la France, envisage la construction d'un gazoduc du Qatar vers la Turquie, via la Syrie, pour fournir du gaz à l'Europe à partir de la Turquie. Le Qatar fait cette proposition en 2009. En juillet 2011, Bachar Al-Assad signe toutefois un accord avec Téhéran pour un gazoduc de l'Iran via l'Irak et l'accès à la Méditerranée vers l'Europe par la Syrie, dénommé l'Islamic Gas Pipeline. Grâce à l'intervention américaine en Irak, faut-il le rappeler, l'Iran bénéficie désormais d'une grande influence dans ce pays. La Turquie n'est ainsi plus dans l'équation énergétique régionale et cette nouvelle perspective n'est pas non plus acceptable pour l'Arabie Saoudite et le Qatar. Bashar Al-Assad devient ainsi l'ennemi à abattre dès l'été 2011, période durant laquelle une rébellion couve sur le territoire syrien avant de prendre rapidement de l'ampleur avec les suites que nous connaissons aujourd'hui.

Alors que la guerre vient de faire rage en Libye à l'initiative de la France, des Etats-Unis et des britanniques, à partir de mars 2011, avec les conséquences que nous connaissons désormais tant sur l'Europe que sur l'Afrique, pour ne pas mentionner la Libye elle-même, le modelage des opinions publiques est alors de mise. Les amis d'hier deviennent des dictateurs sanguinaires. Cela rappelle l'époque pas très lointaine des États voyous ( Rogue State ) de Georges W. Bush. Rapidement, la Russie ne sera pas en reste, par le biais de l'Ukraine entre autres, de façon plus accentuée à la suite du grand retour de la Russie au Proche et Moyen-Orient marqué par son succès, contrairement aux aventures américaines, et plus récemment de l'affaire Skripal, etc. À l'époque, la Secrétaire d'État américaine, Hillary Clinton, met alors au point son Smart Power , par la conjugaison du Hard et Soft Power avec l'expérimentation du Printemps arabe , présentée comme le printemps de la liberté des peuples. À l'appui de ces concepts sont développées des technologies toujours plus sophistiquées visant au contrôle et à la surveillance des populations. Ces développements ne sont d'ailleurs pas neutres dans les budgets publics américains.

Après s'y être opposés, les Russes et les Chinois s'abstiennent finalement lors du vote de la résolution 1973 d'exclusion aérienne au-dessus de la Libye pour protéger la population civile, dit-on alors, quand le Printemps arabe se manifeste spontanément et subitement en Libye Une résolution rapidement transgressée par la coalition occidentale, puisqu'elle interviendra unilatéralement dans les jours suivants par des bombardements sur la Libye n'ayant rien à voir avec la zone d'exclusion aérienne à faire respecter. Les russes s'en souviendront. Ils s'opposeront ensuite systématiquement à des résolutions des Nations unies du même type, que nous pourrions qualifier de connexes , par rapport à la Syrie. Le Conseil de Sécurité des Nations unies sera ainsi inopérant sur la Syrie depuis le début des événements. Puis, en 2012, le Président Obama établi alors la ligne rouge à ne pas franchir en matière d'utilisation des armes chimiques, dont la plupart des hauts gradés américains demandaient bien, à l'époque, ce que signifiait la ligne rouge en termes militaires, d'emploi des troupes, d'attaques massives ou limitées. Il est désormais établi que le Président Turc Erdogan, 10epuissance mondiale accessoirement, tente tant bien que mal de convaincre Obama que la ligne rouge a été franchie à de multiples reprises, afin que les Etats-Unis passent à l'offensive. Les relations entre la Turquie et les rebelles syriens, les plus radicaux d'entre eux, notamment le Front Al-Nosra, également dénommé Jabhat al-Nosra ou Nosra, le Front pour la victoire du peuple du Levant , qui n'est rien d'autre qu'un groupe de rebelles armés affilié à Al-Qaïda, sont apparues dans le contexte de l'insurrection en Syrie de façon évidente. Faut-il rappeler que Laurent Fabius, alors ministre des Affaires étrangères parlaient ouvertement du bon boulot d'Al-Nosra ? Les va-t-en-guerre britanniques, français par la voix de son Président François Hollande, poussaient leur allié américain à déclencher une opération d'envergure sur la Syrie avec déploiement de militaires sur le terrain, avec l'aide du Président Erdogan, lorsqu'un événement correspondant au franchissement de la ligne rouge survient en 2013.

C'est en effet durant la nuit du 20 au 21 août 2013, alors que l'armée syrienne lance une vaste offensive sur les villes de la Ghouta orientale, la plaine agricole à l'est de Damas, qu'il est prétendu que des armes chimiques, précisément du gaz sarin, ont été utilisées par l'armée syrienne. Ce n'est pas sans rappeler précisément ce qui s'est passé dans la nuit du 13 au 14 avril 2018, précédemment aux frappes militaires de la coalition occidentale. Or les preuves de l'implication de la Turquie avec les rebelles syriens, notamment Al-Nosra, de la diffusion du gaz sarin auprès des groupes rebelles en Syrie, la formation des ses cadres à la production de ce gaz sarin par des cellules locales, sont si évidentes que le Président Obama fait marche arrière le 31 août 2013, alors qu'une offensive majeure était sur le point d'être déclenchée, appuyée par la Turquie, la France et la Grande-Bretagne. Il annonce ainsi vouloir faire examiner cette intervention par le Congrès des Etats-Unis, compte tenu du précédent avec les Armes de Destruction Massive en Irak en 2003 et cette fois-ci, le Congrès entend bien procéder à l'audition des protagonistes. Cette offensive n'aura jamais lieu, à la grande déception de François Hollande, mais aussi de Bernard Kouchner et Bernard Henri-Lévy, lesquels n'ont pas manqué de se signaler depuis samedi dernier, regrettant que l'Occident ne soit pas intervenu après le franchissement de cette fameuse ligne rouge sous Obama. Un article du journaliste d'investigation américain, Seymour M. Hersh, publié par la London Review of Books, le 31 août 2014 (1), décrit très bien et dans le détail la manipulation d'Erdogan pour faire croire à l'utilisation de gaz sarin par l'armée d'Assad.

Il est inutile d'ajouter que les valeurs traditionnellement défendues par l'Occident sont mieux défendues par le régime de Bachar Al-Assad que par les groupes rebelles, que ce soit la place de la femme dans la société, la liberté de croyance religieuse, etc., comme le soulignait récemment Emmanuel Todd sur France Culture. Quel peut-être par ailleurs l'intérêt de la Syrie et de la Russie, présentent sur le terrain, à utiliser du chlore cette fois-ci et non pas du gaz sarin, alors qu'ils ont quasiment remporté la victoire militaire sur les groupes rebelles sur l'ensemble du territoire ?

En ce qui concerne les éléments retenus pour justifier les frappes militaires de ces derniers jours, l'évaluation nationale de l'attaque chimique du 7 avril 2018, à Douma, dans la Ghouta orientale, du programme chimique syrien clandestin, datée du 14 avril 2018, un document émanant de l'État français, dont il est précisé qu'il est constitué d'analyses techniques d'informations de source ouverte et de renseignements déclassifiés obtenus par les services français, il ne retient que des faisceaux d'indices, considérés comme des preuves à Paris, en raison de la simultanéité d'une offensive syrienne dans cette région et de la présence de chlore pour prétendument éloigner un groupe rebelle sur trois, réfractaire à tout retrait. N'est-ce pas le même scénario que celui du 21 août 2013 avec le sarin en moins ? Les sources proviennent des réseaux sociaux Il est indiqué que les services français estiment par ailleurs qu'une manipulation des images diffusées massivement à partir du samedi 7 avril n'est pas crédible dans la mesure où les groupes présents dans la Ghouta n'ont pas les moyens de mener une man?uvre de communication d'une telle ampleur . Associés à la Turquie, il n'en aurait pas les moyens, alors que c'est précisément ce qui avait déjà été tenté le 21 août 2013 avec, certes, moins de succès auprès d'Obama conscient des liens évidents que la Turquie entretenait avec ces groupes rebelles.

Ces frappes militaires ont-elles un sens ? Pour Hubert Védrine, elles permettront à la France de peser davantage dans les négociations diplomatiques à venir. Nous avons pourtant déjà vu comment la participation de la France à l'aventure américaine en Irak en 1991 avait permis au Président François Mitterrand de négocier à Latche, sur la route de Madrid, où les négociations se sont réellement déroulées sans la France. Jacques Chirac et son Premier ministre de l'époque, Dominique de Villepin, avaient été plus avisés en février 2003, lorsque les Etats-Unis décident cette fois-ci de mener une guerre préventive contre l'Irak, sous prétexte de détention d'Armes de Destruction Massive, à la suite des événements du 11 septembre 2001. L'intervention de Dominique de Villepin devant la tribune du Conseil de Sécurité, le 14 février 2003 fera date et a été applaudie à juste titre par la plupart des membres du Conseil de Sécurité, alors que les applaudissements sont interdits dans cette enceinte.

La France dispose d'une armée dont la qualité de ses équipements et de ses hommes est reconnue de tous, à commencer par les Etats-Unis. Faut-il pour autant déployer la force militaire tout en déclarant ne pas faire la guerre pour entamer des négociations diplomatiques ? La France n'est-elle pas plus influente lorsqu'elle déploie sa diplomatie ? Où sont la voie de l'indépendance, le multilatéralisme, le concert diplomatique au sein des non-alignés ? La France ne perdrait-elle pas de son influence dans le monde en jouant le rôle de supplétif dans une guerre préventive et donc par nature illégale ? De plus, cette opération ne se déroule-t-elle pas derrière un chef de file, Donald Trump, empêtré dans de multiples affaires dans son pays, aujourd'hui critiqué par son propre camp l'ayant élu en raison de sa posture isolationniste après des années d'interventionnismes aux conséquences dramatiques, précisément dans cette région du monde, avec ses effets collatéraux en Afrique ?

Alors que la France bénéficie d'un nouveau Président non issu de la scène politique française, contribuant ainsi à la regénérer, n'a-t-il pas compromis par ces frappes militaires toutes ses chances de favoriser durant son quinquennat un embryon d'intégration militaire en Europe, après les nombreux échecs depuis celui de la Communauté Européenne de Défense (CED), un moyen de mutualiser les efforts et les moyens de défense ? L'Allemagne s'est démarquée de cette initiative, alors que les populismes progressent en Europe, que la Grande-Bretagne dans cette coalition a opté pour le BREXIT et que ces interventions ne font que favoriser le terrorisme et les grandes migrations de populations.

La Russie marque son grand retour au Proche et Moyen-Orient, avec beaucoup de réussite, depuis cette affaire syrienne. Elle occupe le terrain avec l'Iran. L'un de nos grands alliés dans le cadre des coalitions internationales contre le terrorisme, plutôt que l'interventionnisme marqué du sceau de la guerre préventive, illégale, ne devrait-il pas être la Russie en Europe ? Ne lâchons-nous-pas la proie pour l'ombre ?

Qu'advient-il des Nations-Unies dans ce contexte ? Allons-nous par ailleurs vers la modification des frontières issues des accords Sykes-Picot de mai 1916, compte tenu à la fois des évolutions de la Turquie, de l'intervention réussie des kurdes contre le terrorisme dans la région et des réserves pétrolières et gazières probables de la région ? Quel est le sens réel de ces frappes militaires de la coalition occidentale ? Ne sont-elles pas d'aucun effet pour les forces en présence, si ce n'est de renforcer psychologiquement la rébellion en déroute au moment où la Syrie, appuyée par la Russie, a quasiment repris le contrôle de tout son territoire ?

Plus grave encore, nous assistons depuis maintenant près de trente ans à une certaine forme de déni de réalité en jouant une partition qui n'est pas la nôtre, souvent à distance, quand la Russie et l'Iran ont le sens de l'histoire et inscrivent leurs actes dans l'histoire, les iraniens ayant par ailleurs inventé le jeu d'échec, agissant en stratèges, avec quelques coups d'avance.


Christophe KAISER

Analyste indépendant
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