mardi 1 janvier 2019 par Ivoire Soir

L'analyse politique et spécialiste d'analyse prospective, André Silver Konan fait le bilan politique de l'année 2018 en Côte d'Ivoire et parle dans cette première partie de son interview accordée à Ivoiresoir.net, des erreurs du président ivoirien Alassane Ouattara.

L'année 2018 vient de s'écouler. Qu'est-ce qui vous a le plus marqué sur le plan politique ?
Pas grand-chose. Le niveau du débat politique est toujours aussi bas et se résume par moments, à des injures lancées par meetings interposés. Au lieu que Kandia Camara et Maurice Kakou Guikahué par exemple, se lancent des piques dans des conférences de presse, l'on aurait souhaité que la télé publique par exemple (puisque la libéralisation de l'espace audiovisuel reste une chimère), les invite à un débat contradictoire public. Tant que nos dirigeants et nos journalistes fuiront le débat public, nous continuerons d'être dirigés par des gens, qui, en réalité, n'ont rien d'autre à proposer, que du vent.
Voyez-vous, avant que le président Alassane Ouattara ne soit président de la République, à combien de débats contradictoires avec d'autres dirigeants politiques, a-t-il participé ? Aucun. On s'est juste contenté de gober les promesses, sans possibilité pour nous d'évaluer leurs pertinences, à travers des débats contradictoires. A combien de débats contradictoires, Henri Konan Bédié a participé depuis qu'il est entré en politique, il y a un demi-siècle ? Aucun. Il se contente d'interviews accordées à des journalistes triés sur le volet. Laurent Gbagbo, en dehors des meetings, des envolées lyriques lors des conférences de presses, a participé à combien de débats contradictoires ? Aucun. Même Guillaume Soro, à combien de débats contradictoires a-t-il déjà participé avec des spécialistes ou des politiques de son rang ? Aucun. J'ai personnellement invité la ministre de l'Education nationale à un débat contradictoire sur les faux frais d'inscription à l'école. Elle a brillé par son silence. Savez-vous pourquoi ? Parce qu'elle avait peur que le contribuable ivoirien découvre en direct, l'utilisation révoltante de l'argent de leurs cotisations.
En clair, nos dirigeants fuient le débat contradictoire publique, parce qu'en réalité ils ne sont pas aussi brillants qu'ils veulent nous le faire croire. Un seul débat contradictoire peut tout bouleverser et dévoiler la vraie personnalité. Rappelez-vous la dame qui a dit c'est complesse , en direct à la télé. Un seul débat public et toute sa carence a été étalée. Elle n'est plus jamais apparue sur la scène politique. C'est donc pour cacher leurs carences que nos dirigeants politiques fuient le débat contradictoire.

En dehors de cela, quel bilan faites-vous, sur le plan politique, en 2018 ?
Sur le plan politique, 2018 devrait être consacré au renforcement de notre maturité démocratique , si je m'en tiens à la promesse du président Alassane Ouattara, lors de son message de v?ux 2018. Il avait promis, je cite : nos Institutions doivent être fortes et crédibles pour permettre une paix durable et bâtir une Nation forte . J'aimerais donc décrypter froidement ces promesses, à l'aune de ce qui a été effectivement réalisé.

A quoi avons-nous assisté en 2018 ? Globalement à un recul démocratique, plutôt qu'à une maturité démocratique , comme promis. La justice n'a jamais été autant perçue comme obéissant à d'autres pouvoirs autres que les siens. Rappelez-vous que pour la première fois en Côte d'Ivoire, un magistrat, en l'occurrence Ange Olivier Grah, qui a osé critiquer, à travers son syndicat des magistrats, le fonctionnement de l'appareil judiciaire, a été purement et simplement radié. Un acte qui vise moins à donner un exemple de respect du devoir de réserve (au passage, la réserve ne veut pas dire silence coupable) qu'à envoyer un signal sur le refus par l'Exécutif de voir une justice véritablement libre et indépendante.
A quoi avons-nous encore assisté en 2018 ? Un Sénat a été mis en place et alors qu'il avait promis des institutions fortes et crédibles, qu'a fait le président de la République ? Il a dépouillé, par simple courrier (un acte jamais vu en Côte d'Ivoire) le même Sénat dont nous avons d'ailleurs dénoncé les conditions de sa mise en place et transféré ses pouvoirs à l'Assemblée nationale. Tout simplement. Comme dans une Républiquette.

A quoi avons-nous assisté, enfin, en 2018 ? A des élections locales violentes et meurtrières (5 morts selon le gouvernement) auxquelles n'a pas participé une partie de l'opposition. Et surtout des man?uvres d'éliminations d'adversaires politiques (cas de Noël Akossi Bendjo au Plateau), chose qu'on n'aurait jamais soupçonné le pouvoir RDR, de pouvoir faire, tant il avait fait de l'exclusion politique, son programme de gouvernement quand il était dans l'opposition. Des procédures de fraudes impliquant des barons du pouvoir et jusque-là non expérimentées, à savoir l'inversion de chiffres des CEI locales à la CEI centrale, et le retour de vieilles pratiques des locales de 2001, tels les empêchements de vote. Je n'invente rien, je vous invite à parcourir les arrêts de la Chambre administrative de la cour suprême. Bref. 2018 a été une année de recul démocratique et c'est une grande honte.

Qu'est-ce qui, selon vous, explique ce recul démocratique ?
La raison est simple, elle procède de la méthode utilisée pour atteindre certains objectifs. Je vais vous donner des exemples concrets. Pour l'amnistie des prisonniers politiques, nous sommes tous d'accord qu'il fallait une loi d'amnistie votée par le parlement. Je dis que nous sommes tous d'accord sur cela, puisque le texte est finalement arrivé à l'assemblée nationale, mais après coup. En prenant une ordonnance, le Président atteignait certes, l'objectif de libérer les prisonniers politiques, mais au passage, l'ordonnance était manifestement illégale. A preuve, celle-ci a été validée à posteriori par l'assemblée nationale.
Or, cette précaution démocratique préalable aurait pu être prise et il aurait atteint le même objectif. La méthode est pour la gouvernance ce que la forme est pour le droit. Et très souvent, la méthode utilisée est violente, brutale, elle relève de la pression, du passage en force. C'est d'ailleurs cette méthode qui a créé les dissensions au RHDP.

On a du mal à vous suivre concernant le RHDP
C'est simple, l'on voulait créer un parti unifié, qui a d'ailleurs été évoqué par Henri Konan Bédié, qui voyait davantage un parti PDCI-RDR plutôt qu'un parti dénommé RHDP. Mais qu'est-ce qu'on a fait ? Au lieu d'épuiser les négociations comme l'a suggéré Guillaume Soro, l'on a préféré opérer un passage en force, en putschant en douceur Bédié qui était le président du directoire du RHDP. Acte de putsch qui a été consacré par l'assemblée générale constitutive. Le passage en force ne prospère pas toujours. Conséquence : Bédié s'est braqué et avec lui, une bonne partie de la base et des élites de son parti.

Vous êtes un spécialiste d'analyse prospective. Quelles sont les chances du RHDP en 2020 ?
Je ne vois pas bien les chances de ce parti ou groupement en 2020, mais je le développerai au début de l'année prochaine. Cette année, je vais davantage observer le comportement de ses dirigeants. S'ils continuent de multiplier les erreurs comme ils le font depuis deux ans, il est fort à craindre qu'ils seront contraints à un second tour et ils seront obligés, soit de concéder leur défaite électorale, face à des adversaires coalisés, soit ils chercheront à braquer les élections comme d'autres avant eux et ils n'échapperont pas à leur destin.
Etes-vous en train de nous dire que le président Alassane Ouattara dont vous aviez dit qu'il avait une longueur d'avance sur ses adversaires, a commis des erreurs ?
Ouattara a commis beaucoup d'erreurs depuis deux ans, il continue d'ailleurs d'en commettre. Ses erreurs politiques, économiques, judiciaires le fragilisent et le drame c'est que ni lui, ni ses proches ne voient les choses ainsi. C'est bien dommage.

Sur quoi vous fondez-vous, pour dire qu'il a commis des erreurs ?
Vous voulez des exemples concrets ? Première erreur : avoir changé la constitution qui permette du coup à Henri Konan Bédié, 86 ans en 2020 et Laurent Gbagbo, 75 ans révolus en 2020, d'être candidats, alors que cette même constitution, malgré ce qu'il en dit, ne lui permet pas de l'être. S'il veut se présenter pour un troisième mandat, ce sera sa pire erreur politique, Tiken Jah l'a dit et nous nous mobiliserons contre une telle éventualité, parce que non seulement ce serait anti-constitutionnel mais je ne vois pas ce qu'il ferait de plus qu'il n'a pas pu faire en deux mandats. Deuxième erreur : avoir accepté que des députés élus sous la bannière RHDP se retrouvent à créer des groupes parlementaires PDCI et RDR. La transhumance actuelle y trouve son explication.
Troisième erreur : dans la gestion de la mutinerie de 2017, la transparence a été carrément envoyée en enfer, au point où jusqu'à présent, aucune autorité n'a encore officiellement confirmé le contenu exact de l'accord. Quatrième erreur : remettre en cause ce superbe acquis démocratique qui interdisait au président de la République d'être président de parti et après avoir fait cela, renoncer à reprendre la présidence du RDR, pour finalement venir prendre celle du RHDP. Cinquième erreur : le divorce avec Bédié a été très mal géré, de sorte que ce dernier est sorti renforcé dans ses bases, en dépit de la dissidence de certains de ses cadres, aujourd'hui perçus comme des gens poursuivant les intérêts de leur ventre.
En matière de gestion, outre le manque de transparence dans certains dossiers, la révocation de Bendjo, sans respect de la procédure, la prise d'ordonnances tous azimuts, non autorisées par le parlement, le manque de volonté dans la lutte contre la corruption, etc., ont fini de convaincre des observateurs, y compris des diplomates de l'Union européenne, qu'il y a une propension à l'autocratie , l'expression n'étant pas de moi.
Tout cela commence à le fragiliser durablement, au point où le ministre Albert Toikeusse Mabri qu'il avait viré du gouvernement sans ménagement (une autre erreur commise sur la foi de l'émotion, mauvaise conseillère en matière de prise de décision) peut se bomber aujourd'hui la poitrine, le regarder droit dans les yeux et lui dire qu'il n'est pas disposé à dissoudre l'UDPCI. Au point où des ministres PDCI-Renaissance, y compris le vice-président Daniel Kablan Duncan qui ne s'était jamais (à notre connaissance) opposé à une quelconque décision de sa part, auparavant, peuvent monter un mouvement, pour mettre la pression sur lui, en vue d'obtenir de lui, le renoncement à la création du parti unifié. Cela était impensable il y a plus de deux ans.
Le Ouattara de 2010 qui pouvait, avec un smartphone, mobiliser le monde entier autour de sa cause, n'est plus le Ouattara de 2018, qui, au pied du mur de ses promesses et de sa réputation, a montré des limites insoupçonnées du maçon. Il doit et peut rectifier la pente.

Interview réalisée par Karina Fofana (Ivoiresoir.net)

La suite à lire. André Silver Konan : Ouattara doit revenir à l'orthodoxie démocratique, pour sauver son mandat

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